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L'OMBRE FRAICHE (Le début d'un roman épistolaire de Lou THIERRY achevé en 2014...
192 pages en ligne sur 297... suite au fur et à mesure des corrections. )
CHAPITRE 1
(Cher)
Jacques,
Un soir, le téléphone a sonné. Julien a répondu… et quand il a
dit : « c’est ta mère », j’ai su que tu étais mort. Elle
n’appelle que pour les décès et les transactions immobilières. Va savoir
pourquoi cela plutôt que rien.
Je savais que ta mort ne bouleverserait pas ma vie. Je savais que le jour
suivant ne serait pas dramatiquement terni par ton absence devenue définitive.
Nous ne nous étions pas vus ni parlés depuis des années… à part cette lettre…
presque deux ans auparavant.
Pour ma mère c’était autre chose, une amitié de quarante ans avec toi,
peut-être même celle qui avait le plus compté, enfin je crois. Pourtant c’était
moi qui sanglotais bêtement au téléphone et elle qui ne disait rien. C’était
incongru… pas le genre de la maison en tous cas.
Cette soirée, un dimanche il me semble, c’était il y a un an peut-être,
je ne sais plus. Depuis, pas très souvent, il m'est arrivé de penser à toi. Ces
jours derniers, j’aurais bien aimé relire ta lettre mais elle se trouve dans un
carton en prévision d’un déménagement prochain et moi je suis en arrêt maladie
depuis plus d’un mois. Rien de commun avec toi quand même, pas une saloperie
dont on meurt comme tu es mort, plutôt une saloperie qui empêche de vivre.
Dans ma chambre, sur mon coffre à bijoux en toc, trois sculptures
blanches regardent la fenêtre qui donne sur la rue ; deux femmes en argile
émaillée et une forme abstraite, plus récente, que j’ai taillée dans un bloc de
craie. Deux tickets de métro usagés et une carte de lavage de voiture attendent
là je ne sais quel départ. Ils sont tombés tous les trois de livres d’occasion
lorsque je les lisais. À l’arrière, contre le mur, deux cartes postales de toi
sont adossées. Ce n’est pas mon habitude en principe d’exposer des reliques
mais elles sont d’un genre assez peu courant.
Ce sont des cartes anciennes rééditées. La seconde est une photo
colorisée qui montre la devanture d’un magasin. Devant, dans une attitude assez
figée, il y a une femme assise sur une chaise et un homme debout avec des
chaussures immenses. Au-dessus, l’enseigne dit : « au coup d’pied
dans l’cul. ». Je n’imagine pas que tu aies choisi cette carte innocemment,
même si je n’ai aucune idée de pourquoi j’aurais, selon toi, besoin d’un coup
de pied au cul. Je la garde comme une sorte d'encouragement, un encouragement
d’outre-tombe.
Tu me l’avais envoyée pour Noël, le dernier que tu as vécu. Je n’ai pas
donné suite. J’avais répondu à ta lettre, puis à ta première carte de Noël et
je trouvais que ça ne rimait à rien. Les gens qui ne s’écrivent qu’à Noël n’ont
rien à se dire, n’est-ce pas ? Ou ils n’ont pas envie de se donner la
peine. Les propos au dos de la carte sont d’ailleurs assez anodins. Je n’ai pas
vu de sens à ces bouts de carton, venant d’une personne comme toi qui toute sa
vie s’était foutu des conventions.
Je ne sais plus en détail ce que disait ta lettre. Tu avais, semble-t-il,
fait une liste de tout un tas de gens que tu avais connus et tu avais procédé à
un tirage au sort. Et puis tu leur avais écrit dans l’ordre imposé par le
tirage. Ainsi mon tour était venu. Tu ne parlais pas du cancer ni de la
chimiothérapie que tu venais de terminer. Il faut croire que les arrêts maladie
donnent envie d’écrire des lettres. Pareil pour moi on dirait, sauf que dans
mon cas et puisqu'il est trop tard, le destinataire ne sera pas destinataire.
Tu évoquais quelques souvenirs, comme ces élégants
éphaloumps que nous étions les seuls à voir, toi et moi lorsque j’étais enfant.
Je ne sais plus très bien à quoi ressemblaient ces créatures. Elles étaient
translucides, facétieuses et flottaient dans les airs. Elles aimaient comme les
chats se cacher au-dessus des armoires et en jouant parfois, elles cassaient
une assiette ou salissaient le paillasson devant la véranda. Tu regrettais de
ne pas avoir été très présent pour moi dans les années qui avaient suivi,
notamment lorsque j’avais habité Dijon, au cours de mes études et de nouveau à
mon retour d’Égypte. Ce qui t’en avait empêché c’était l’alcool, le besoin de
t’isoler pour boire sans témoins. J’étais stupéfaite. Jacques, brillant,
cultivé et quelquefois durement abrupt était en fait un homme fragile. Le
bourreau de travail, l’éditeur sur-occupé du CRDP était donc un reclus,
indisponible certes, mais pas toujours pour ces raisons qu'il avait avancées.
Tu espérais que je ne t’en avais pas voulu de cette absence. Tu étais content
tout de même d’avoir répondu présent le jour où j’avais dû déménager en urgence
pour échapper à la folie de Simon. C’est étonnant vraiment, ces points de vue
parallèles… moi ce jour là, j’avais honte. Je n’avais que quelques fringues,
quelques objets, presque rien, mais avec mes tableaux, mes grands formats
surtout, je voyais bien que tu peinais à descendre et à remonter les escaliers
du studio de la rue Cazotte. J’avais peur que Simon débarque. Sans être malade
à ce moment là, tu n’étais plus d’âge à voler au secours d’une jeune écervelée
à la vie trop compliquée. Je me suis sentie nulle et ta lettre m’apprenait que
toi, au même moment, tu avais pensé me devoir cela et même beaucoup plus.
Je ne t’en avais pas voulu en fait de ces années dijonnaises où nous nous
sommes très peu vus. Non pas que je sois une fille compréhensive. Je suis même
assez douée pour ressasser les absences quand elles me semblent des abandons.
Mais toi tu étais le meilleur ami de ma mère. Cela ne t’engageait pas à
éprouver pour moi quoi que ce soit, surtout lorsqu’on connaît ma mère et le peu d’intérêt qu’elle réserve à sa
progéniture. C’est le contraire même, si tu m’avais porté de l’attention, qui
m’aurait étonné. Sauf que toi, et c’est ce à quoi je n’avais jamais songé, tu
te souvenais de mon enfance et d’une complicité qui avait existé. Moi non… peu
de souvenirs avant l’âge de huit ans. Tu avais donc une longueur d’avance, et
le sentiment que quelque chose de cette époque aurait été à préserver,
l’impression d’un gâchis peut-être.
J’ai répondu à ta lettre. Je dois avoir une copie, car j’ai la manie de conserver
aussi les courriers que je fais. Elle doit être attachée à tes feuillets, dans
le même carton de déménagement. Je t’ai écrit que non, je ne t’en voulais pas.
Je n’ai pas expliqué pourquoi, que je m’étais toujours considérée comme
inintéressante à tes yeux et que je n’avais rien attendu de toi. On ne peut pas
dire ce genre de choses à un malade en récidive. J’ai évoqué moi aussi quelques
souvenirs, des amusants plutôt, pour prévenir ton côté cassant. Je t’ai posé
quelques questions, maladroites probablement. Il te restait peut-être un peu de
temps et puisque nous nous étions ratés, puisque tu avais jugé utile de le
souligner, pourquoi ne pas essayer ?
Amélioration puis rechute. Tu as résisté deux ans. Plus que je ne
l'espérais. Quoi qu’il en soit, tu n’as pas répondu à ma lettre. Tu m’as envoyé
une carte à Noël, la première, et puis une autre l’année d’après. Du coup
maintenant, tu es dans la liste des gens dont j’ai attendu quelque chose.
Dommage. Il faut croire qu’un cancer ne suffit pas pour rejouer les rendez-vous
manqués. Ou alors les vrais rendez-vous manqués sont beaucoup plus rares qu’on
ne le croit et la vie a plein de raisons définitives d’être exactement comme
elle est.
Enfin voilà, un de ces jours je te raconterai peut-être deux ou trois choses
de ce qui me reste de toi. Des petits riens, des choses ponctuelles en tout cas
mais qui ont dû avoir leur importance ou alors je n’aurais pas décidé de me
mettre à écrire.
En parlant d’écrire, il faudrait que je retrouve ce livre.
« Marco-fleur » le titre. Je ne sais même pas si tu en as écrit
d’autres.
Je te laisse, car Julien vient de rentrer. Toi tu es absent et les
absents ont toujours tort.
CHAPITRE 2
(Chère) Louna,
Tous les jours, je passe devant chez toi, enfin je passais plus
exactement, le matin et le soir quand je travaillais. Il y a longtemps, au
moins cinq ou six ans, il m’arrivait de m’arrêter au passage. Je prenais la
petite rue presque parallèle à la nationale et je faisais les deux cents mètres
restants jusqu’à ta maison avec le jeune cerisier que tu avais planté au milieu
du tout petit jardin triangulaire.
Je me souviens d’un jour d’été, j’ai frappé à ta porte. J’ai entendu ta
voix au loin qui invitait à entrer. Tu donnais le bain à Lucas, penchée sur la
baignoire en sabot. Je t’ai parlé quelques minutes, adossée au mur en observant
ces gestes que je connais si peu. Ensuite je suis rentrée chez moi et jamais
plus je ne t’ai appelée. De ton coté tu as fait pareil, tu as oublié mon
adresse et mon numéro, définitivement. Une rupture tacite par contentement
mutuel en quelque sorte. La fin d’une amitié de vingt ans, comme ça, pour rien,
pour le rien que c’était devenu.
C’est drôle,
depuis toutes ces années nous ne nous sommes jamais croisées dans une rue ou
dans un magasin. Sûrement tes lieux ou tes horaires sont différents des miens.
Pourtant tu habites toujours là, c’est ce que disait l’annuaire la dernière
fois que j’ai regardé. Nos voitures quelquefois doivent se croiser sur la
nationale. Je ne fais jamais attention aux gens qui sont dans les voitures. Je
ne sais pas s’il t’arrive de me voir dans mon anonyme Clio grise ou si comme
moi tu penses au travail, à la route, à ce que dit le gars sur France-Inter.
Tout compte
fait, vingt ans d’amitié c’est déjà pas mal. J’ai cette manie de toujours
vouloir que ça dure, les machines à laver comme les exils, les maisons
d’enfance comme les vocations, seulement maintenant je dois bien me rendre à
l’évidence, si je ne t’avais pas connue, je n’aurais rien vécu qui ressemble à
de l’amitié. Depuis un mois que je me traîne du lit à la chaise longue,
personne n’a appelé ici, sauf ma chef qui s’est crue obligée. En somme, et
puisque l’heure est aux raclages de fonds de tiroirs, je n’ai plus les moyens,
de considérer qu’une amitié finie n’était pas une amitié. Je t’ai connue, tant
mieux alors. Tu m’as aidée à vivre. L’adolescence surtout avec cette ambiance
de haine qui régnait à la maison. Tu as été là quand même, toutes ces années
interminables et puis après aussi. Maintenant c’est fini, mais ça ne change
rien, tu as compté c’est tout et moi aussi je crois. Quelque chose a vécu qui
ne pourra être repris et cela même si cette rupture n’avait rien d’un accident.
Honnêtement,
j’ai été soulagée de ne plus te voir, et je suppose que toi aussi. J’ai réalisé
bien après, que depuis des mois, progressivement, tu ne m’avais plus parlé,
peut-être même depuis un an ou deux, petit à petit, sans que je m’en rende
compte. Et moi, je m’étais mise à meubler les silences. Considérations
existentielles de plus en plus vaseuses, détails de ma vie de plus en plus
insignifiants, je ramais. Je m’enlisais et rien ne revenait, pas de
commentaire, pas même une critique. Tu restais droite dans le canapé, tu
écoutais, tu te taisais. Nous avions eu quelques disputes en vingt ans, des
séparations même, mais cette fois c’était venu lentement, comme une sorte de
désamour profond dont on ne pouvait faire l’économie.
Ta nouvelle
vie avec Lucas réclamait des qualités que je n’avais pas peut-être. Ou bien
encore, je t’avais déplu, une fois, dix fois, jusqu’à ce que ce soit trop, mes
chats qui avaient griffé le papier de ta cuisine et moi qui n’avais pas proposé
de réparer, un ou deux propos concernant l’argent alors que tu trouvais le
sujet vulgaire, une critique, pourquoi pas, qu’une de tes connaissances aurait
pu formuler à mon sujet. Peut-être tout cela à la fois ou d’autres choses que
je suis loin d’imaginer. Je n’ai pas su. Je ne sais pas.
C’était
toujours moi avant qui avait ressurgi dans l’espoir de renouer. Trois fois en
tout si je n'oublie rien. Tu avais été surprise et réjouie du courage qui
m’était venu. Tu aurais voulu avoir osé toi-même bien avant, être capable de
ça, avoir gagné ainsi quelques mois ou quelques années sur notre éloignement.
Je t’avais manquée. Tu le l'as dit. Cette fois, quoi qu’il en soit, je ne ferai
rien. Je ne sais pas si je suis moins audacieuse qu’autrefois. C’est possible
un peu. Mais surtout je sais que je n’ai pas rêvé. Je ne me suis pas trompée en
repassant le film à l’envers. La dernière fois, entre le lavabo et le cerisier,
nous n’avions plus rien de commun, et cela ne ressemblait pas à une turbulence
qui aurait pu repartir comme elle était venue.
Je te quitte
pour aujourd’hui. Je ne sais si je t’écrirai encore. On verra. Après tout je
suis malade alors j’ai bien le droit de faire « comme si », d’avoir
mes caprices, mes bizarreries. De toute manière je te promets, cela ne te
coûtera rien, même pas un battement de cœur en relevant le courrier.
CHAPITRE 3
(Chère) Zoé,
Tous les
jours, tant bien que mal, je quitte l’appartement de Julien, je traverse le
village et je rejoins ma toute petite maison où l’on ne pourrait guère vivre à
deux. Je relève mon courrier, je nourris mes chats et puis je reviens à
l’appartement.
À mi-chemin,
à l’aller comme au retour, derrière un grand portail en fer forgé, dans cet
immense jardin minutieusement paysager, il y a ce gamin stupide qui n’arrête
pas de dire bonjour. Je réponds la première fois, mais lui, il continue, dix
fois, vingt fois, bêtement, obstinément et de plus en plus fort. L’habitation
est cossue, entourée de plusieurs dépendances, toutes rénovées et très bien
entretenues. Son père, c’est écrit sur une grande enseigne au-dessus de
l’entrée, répare et vend des livres anciens. Bonjour, bonjour, bonjour… les
cris du gosse résonnent dans la rue déserte. Il ne s’arrête en général que
lorsque j’arrive tout au bout et que je disparais par la voie adjacente.
CHAPITRE 4
(Cher) Ali,
Tu t’appelais
bien Ali n’est-ce pas ? Tu vois, je n’en suis plus très sûre soudainement.
Il est vrai que je t’ai assez peu connu et pourtant c’est à toi que je dois la
plus belle parenthèse que j’ai vécue là-bas.
J’étais venue
d’Assouan. Comme souvent quand je n’en pouvais plus de Souliman et de l’hôtel,
j’empaquetais mes habits, je jetais le sac sur mon épaule et je prenais la
petite rue qui serpente, parallèle au souk et à la voie ferrée, coincée entre
les deux. Après la vendeuse de citrons, toute accroupie et immobile avec sa
marchandise bien alignée sur un tissu posé au sol, la rue devenait moins
fréquentée et se perdait dans des quartiers que je connaissais peu. Je
déambulais un quart d’heure jusqu’à la station des taxis collectifs, j’en
cherchais un à destination de Louxor et quand il était complet, les bagages
entassés sur le toit, nous partions à l’assaut. La route était cahoteuse et le
désert brûlant et caillouteux. Les enfants ne payaient pas et restaient sur les
genoux de leur mère. Ils dormaient souvent, insensibles au vacarme de cette
échappée. Je pensais à la France, à nos chambres fraîches et solitaires, au mal
que nous aurions à en faire autant. Arrivée à Louxor, je rejoignais Abdel et sa
petite auberge ensevelie dans le sable de cette ruelle perdue. J’ai oublié le
nom de l’endroit aussi, mais je n’oublierai pas Abdel. Tu étais son cousin, tu
venais l’aider quand il en avait besoin.
Cette fois
vraiment ça n’allait pas. Souliman avait disparu quatre jours sans prévenir.
Abdel et toi, vous avez réfléchi et décidé qu’un changement d’air s’imposait.
Vous avez trouvé l’idée. J’ai accepté et nous sommes partis, toi et moi avec nos
affaires sous le bras.
Nous avons
marché jusqu’au Nil puis longé les quais, longé les bateaux de croisière
jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus, longé encore jusqu’à l’embarcadère. Nous
avons traversé le fleuve par le bac puis nous avons roulé sur des routes de
campagne, passé des villages et des zones cultivées. Des gens que tu
connaissais nous avaient fait monter au passage. Les camions hérissés de cannes
à sucre soulevaient la poussière. De temps en temps, dans les virages surtout,
des gamins munis de bâtons les poursuivaient en attaquant le chargement.
Ensuite ils revenaient sur leurs pas pour ramasser les deux ou trois cannes
qu’ils avaient réussi à faire tomber. Cette Égypte-là c’était la tienne, disons
plutôt ton Égypte d’avant les aller-retours, d’avant tes traversées du fleuve
et d’avant les étranges découvertes et compromis de l’autre rive, l’Égypte
verte, celle des fermes et de ton enfance.
La ferme,
celle de tes parents, était apparue finalement. Les détails de notre arrivée
m’échappent, des bribes seulement, subsistent après toutes ces années. Nous
n’étions pas attendus, pas de téléphone dans cette vie là. Ta mère étonnée,
avait été saisie de gaieté à la vue de mes cheveux. Plus tard dans la soirée,
elle avait caressé ces mèches aussi blondes que les siennes étaient noires.
Elle et moi, nous n’avions pas d’autre langue commune que celle-là, celle des
mains et du corps. Chez nous, c’est pour l’amour seulement qu’on embrasse et
qu’on touche. J'ai été froide je sais, mais j'espère que j’ai été pardonnée.
Ton frère a
tué une volaille pour l’occasion. J’ai fermé les yeux. On est bête, nous les
occidentaux, avec nos poulets emballés sous vide qu’on serait dégoûté et
surtout incapable de tuer nous-mêmes. Pourtant j’avais connu cela avant, quand
mes parents m’envoyaient à la ferme. J’avais perdu l’habitude. C’est tout.
La cuisine
semblait plutôt moderne à part l’évier suppléé par un modeste puits situé au
milieu de la pièce. Un grand couvercle en bois protégeait le puits sur lequel
se trouvait, en attente, un petit seau et une corde.
C’est ta
grande sœur qui a préparé le repas, à l’africaine, accroupie dans une cabane en
bois sur un vrai feu à l’ancienne. Elle n’aimait pas la nouvelle cuisine ou
peut-être tout n’y était pas encore fonctionnel.
Tu m’as
montré la chambre de ton frère. C’était une pièce traditionnelle au départ,
avec des murs irréguliers, mais tout avait été peint d’un rose Barbie
surprenant. Le seul meuble, un lit très grand et très haut trônait tel un
hommage à l’amour physique. Il avait fait transformer la pièce ainsi juste
avant son mariage, pour sa femme qu’il avait aimée comme un fou. Il l'avait
répudiée après deux ans de vie commune parce qu’elle ne lui avait pas donné
d’enfant. Il s’était remarié. Maintenant il avait des enfants.
Nous sommes
restés quatre jours. J’ai essayé de traire la bufflonne. J’ai suivi
scrupuleusement les indications de ta mère et le résultat plutôt mitigé a amusé
toute la maison. Je me souviens d'une bananeraie, aussi d’un champ de cannes à
sucre et d’un vieil homme assez maigre qui récoltait. Il avait travaillé là
toute sa vie. Sa main, quand je l’ai serrée, était aussi dure et sèche que
l’écorce d’un arbre. Il a épluché une canne avec son coupe-coupe et me l’a
tendue. J’ai mâché les fibres de la canne et un liquide riche et sucré a coulé
dans ma gorge. Ainsi c’était après cela que courraient les enfants.
Au fond du
jardin, un peu en contre-bas, coulait calmement le Nil. Le Nil comme ça, tout
simplement en bas du jardin. Les Égyptiens disent que si tu bois l’eau du Nil
tu reviendras en Égypte. Depuis des mois, je buvais déjà l’eau du Nil car c’est
de là que vient celle des robinets. Mais toi, comme tu l’avais si souvent fait
plus jeune, tu voulais qu’on s’y baigne.
J’hésitais.
Je n’avais jamais vu de gens dans le Nil sur l’autre rive. La bilharziose ? Tu
as ri, la bilharziose c’était dans l’eau stagnante des canaux d’irrigation, pas
dans le Nil. J’hésitais encore. Je n’avais pas les vêtements qu'il aurait
fallu. Tu as ri de nouveau. Je n’avais qu’à me mettre nue. J’hésitais toujours.
Je savais bien ce qu'en général pensent les musulmans de la nudité des femmes.
Toi, cela ne te gênait pas. Disons pour être honnête que l’idée t’amusait
plutôt. Peut-être même un peu plus que ça. Certainement il n’y avait dans ton
regard aucun signe de mépris. J’ai fini par céder et je ne suis pas peu fière
d’avoir nagé dans l'eau du Nil. Cette eau qui vient du lac Victoria, qui a
traversé la Tanzanie, l’Ouganda et le Soudan et dans laquelle affleuraient
encore des crocodiles avant la construction du barrage d’Assouan ! Je ne
connais pas l’Afrique noire, pas plus que la belle déesse Isis mais je prétends
que ce jour-là, leurs effluves ont ruisselé sur ma peau. Tu es sorti de l’eau.
Je t’ai vu allongé sur le bord, ensablé complètement, recouvert, paisible et
victorieux comme un enfant. J’ai nagé encore, et quand je suis sortie, à demi
nue sous les gouttes d’eau lascives qui s'emmêlaient, j’ai remarqué à l’endroit
de ton sexe, un monticule de sable soigneusement façonné, sculpté presque, avec
un goût manifeste et troublant de l’exagération. À ton invitation, j’ai creusé
moi aussi, refait ces gestes oubliés des plages normandes, retrouvé la douce
candeur de dessous le sable.
Tu voyais une femme à Louxor. Elle te donnait de l’herbe à fumer et toi
tu lui faisais l’amour. Quand tu n’étais pas en forme, elle voulait quand même.
Elle voulait de plus en plus. Elle voulait tout le temps. Tu y retournais, à
cause de l’herbe en partie. Au début cela t’avait plu. Je suppose qu’elle était
occidentale. Je ne sais plus. Tu avais envie de mettre un terme à cette
surenchère, de ne plus aller la voir. Tout bien considéré, tu avais eu tout
autant que moi, besoin d’échapper quelques jours à l’autre rive. Abdel l’avait
bien senti. Abdel savait faire cela mieux que n’importe qui. Pour lui en
revanche pas de repos possible, pas de lieu crédible pour une évasion, la
famille et ses exigences concernant l’hôtel, les aller-venues des touristes.
Quand nous y retournerions, pour nous aussi, tout serait comme avant. Les
raisonnements d’ici ne tiennent pas de l’autre côté. Tu reverrais cette femme
et moi je reprendrais le chemin d’Assouan. Au moins, il me resterait le Nil.
Tu vois, je ne parle jamais de l’Égypte depuis que je suis revenue. Cette
âpre beauté n’est pas racontable à l’heure du café. « Ça doit être un beau
pays l’Égypte. J’aimerais bien y aller moi aussi. » « Oui » je
réponds, « très beau pays ». Mais ces vies escarpées des gens que
j’ai connus, comment les décrypter ? Toutes ces vies imbriquées, ces
ruelles populeuses, des Nubiens, des Arabes surtout, quelques expatriés
parfois, Européens en déroute pour la plupart d’entre eux, tous consumés par
l’Égypte et ses mille sortilèges. À l’exception des touristes, personne ne
reste indemne dans ces contrées incandescentes. J’y ai vécu presque un an et je
suis repartie. Je suis éprouvée, endommagée, riche à jamais de n’être pas
sagement passée tout droit. Pour ceux qui sont restés, les Égyptiens surtout,
je ne sais pas. Toi, Abdel, Souliman, Hamis et Mustapha, vous avez vieilli bien
plus durement que moi c’est probable, mais je ne sais plus rien de vous.
Ce que j’ai vu, je l’ai nommé « Égypte », je l’ai nommé
« Ali » ou « Abdel », ou taxi collectif ou champ de cannes
à sucre. Un jour à la radio, il y a plusieurs semaines, c’est le mot
« dictature » que l’on a prononcé. Et depuis on l’assène comme pour
rattraper le retard. Manifestations Place Tahrir, révoltes, révolution… es-tu,
toi ou d’autres que j’ai connus, de ceux qui dans la rue crient leur
colère ? Je ne saurais même pas le dire. Morts et répression sanglante…
l’un de vous était réserviste… je ne l’imagine pas tirant sur la foule et
pourtant, quelles sont les chances qu’il en soit autrement ?
Mon Égypte est floue, lointaine, me revient par lambeaux en ces jours
d’immobilité forcée. Je veux l’écrire et je l’écrirai, mais je sais déjà, même
si je retrouve de mes souvenirs l’intégralité, que ce ne sera qu’un minuscule
fragment et que le reste m’a échappé. Les dictatures avancent masquées,
n’est-ce pas, et s’il était impossible à tous les asservis d’endurer, de vaquer
au quotidien, et de faire silence, elles n’existeraient pas.
Je te laisse, Ali, à cette vie que j’ignore, mais tout de même avant, je
dois te dire un dérisoire merci. Merci pour le Nil, puisque c’est toi qui me
l’as donné.
CHAPITRE 5
(Chère) Maria,
Tu es partie, devenue retraitée. C’était il y a un an, à peine. Ce jour
là, dans le bureau momentanément déserté, tu t’es tenue dos à la porte ouverte,
et tu m’as dit cette chose :
« Tu es une personne lumineuse et surtout ne l’oublie jamais. »
J’ai du mal à écrire cela presque, comme si ça n’avait pas pu arriver
vraiment. Pourtant si, tu as bien prononcé cette phrase improbable. Tu es de
ceux, assez rares, qui osent des mots de ce genre là.
Je n’ai pas oublié. Tu n’es plus là. Dans ton bureau c’est une autre.
Tous les jours, je pense que c’est le contraire, que quelque chose s’obstine
depuis toujours et fait de moi la femme transparente. La vie suit son cours, le
travail, les péripéties, mais il arrive toujours un moment où je redeviens
cette fade figure glacée de celle que l’on n’appelle pas.
Il y a Julien. En dehors de lui personne, pas un parent, pas un ami, et
tous les gens à qui j’ai tenu un peu, je les ai tous égarés de la même manière.
Quelques mails et un jour pas de réponse, même chose avec les lettres du temps
où l’on en écrivait encore. Quand c’est au téléphone, la rupture se cache un
peu, un matin je m’aperçois que les trois ou quatre derniers appels sont de
moi, que je ne compte pas tellement au fond, alors je cesse ce qui pourrait
ressembler à la longue à une sorte de harcèlement.
Cela s’est produit immanquablement. Des dizaines de fois, distillant au
passage comme le bruit sourd et lancinant d’une vieille horloge dans un salon
la nuit. Ce qui m’obsède, au terme de ce processus d’élagage naturel que bien
d’autres que moi doivent subir, c’est précisément qu’il ne reste personne. Il y
aurait là certainement quelque chose à comprendre mais je ne comprends pas. Je
suis celle qui depuis toujours a cherché sans trouver les raisons. Les mêmes
interrogations reviennent et je ne sais toujours pas. Ce que je suscite, est-ce
de l’indifférence, de l’ennui ? Est-ce que je suis trop sérieuse, trop
lourde de mes douleurs passées ? Ou bien croit-on, au contraire, que je
n’ai besoin de rien ? Je ne sais pas au fond de quoi j’ai l’air, ou s’il y
aurait un malentendu à dissiper.
Ainsi s’est tramée l’existence que je mène, des énigmes qui m’ont eue à
l’usure et dont je me suis lassée. Je les écris ici, elles font partie des
meubles mais il y a bien longtemps que j’ai renoncé. J’ai vécu en dépit. Y
aurait-il un sens ou une utilité à rester planté trente ans sur un problème de
mathématique dont les autres avaient la solution déjà bien avant la
puberté ?
J’ai décidé que c’était comme ça, que je ne ratais rien qui m’intéresse
vraiment et que je n’aimais pas les gens. C’est simple voilà. Je n’aime pas les
gens. Peut-être même était-ce déjà le cas à des époques où je ne m’en doutais
pas. Lorsque j’étais enfant et que je passais plus de temps à lire qu’à
fréquenter mes semblables, je les créditais de toutes sortes de qualités.
Maintenant c’est plus compliqué.
J’imagine que toutes ces considérations doivent te sembler bizarres.
Enfin je ne sais pas. Tu es presque l’inverse de moi. Le jour de ton départ, une
collègue a résumé très bien ce que tu nous as apporté, à elle, à moi, à un ou
deux autres qui écoutaient.
« Maria, elle a cette manière de vous tirer vers le haut... »
Elle a eu ce joli geste ascendant de la main. J’ai bien senti que c’était
elle la main, ou moi, enfin que c’était du vécu.
Tu répondrais qu’ils étaient déjà haut tous ces gens. Que tu ne leur as
rien appris qu’ils ne savaient déjà. Et tu aurais raison sans doute. C’est la
vie des fois qui nous rend petits.
Des compliments, des tonnes de compliments. Les matins souvent, quand
j’arrivais dans ton bureau, tu me félicitais sur mes vêtements. Tu m’as dit
tant de choses, que je suis belle, surprenante, lumineuse, que je réussis tout
ce que j’entreprends, la peinture, la photo, la sculpture. Concernant le
travail aussi.
Depuis que tu n'es plus ici, je t’ai passé deux ou trois pages qui
parlaient de l’Égypte. Tu m’as dit que c’était très beau, intimidant presque.
Tu as dit d’autres choses encore que je n’ose répéter ici de peur d’y croire et
de me mettre à errer dans le monde avec un air supérieur. Nous les adultes,
nous sommes des individus fondés et raisonnables, en apparence au moins, mais
tout de même, ça fait du bien les compliments. Ça glisse sur les synapses comme
une caresse de dopamine. Ça fortifie. Ça répare les envies. Tu m’as dit toutes
ces choses qui font du bien et puis maintenant plus rien.
Tu as ce physique de petite dame très comme il faut, ces vêtements beiges
et gris, cette voix un peu aiguë. Derrière l’idée que l’on pourrait se faire
d’une ancienne chef du personnel, il y a toi, une personne multiple et
fantasque. Angélique, amie avec toi plus que collègue, te voyait comme
« la femme aux outils ». Tu avais trouvé les mots pour l'aider à
trancher dans un long différent familial. Pour elle, tu étais celle qui s’était
posé les questions que la vie suscite, et tu avais cherché les solutions.
Ainsi, tour à tour, tu pouvais sortir de ta poche l’histoire, la psychanalyse,
la sociologie, ou bien encore les méthodes de la note de synthèse pour les
concours et puis bien sûr les compliments pour ceux qui manquaient d’assurance.
Comme elle, j’appréciais cette diversité des curiosités, ton esprit vagabond,
cette aptitude à délier les mots. Parler devenait inhabituellement facile. Ma
devinette à moi pourtant, il n’a jamais été question, et il ne sera jamais
question que je te la soumette. L’énigme de pourquoi tout le monde s’en va,
poursuit le cours de sa vie et oublie que j’existe. Non bien sûr, ce mystère là
n’est pas de ceux que les connaissances ou les amis peuvent dissiper. Sa
substance trop pathétique et par trop potentiellement accusatoire, ne lui
laisse pour chemin que le silence.
Angélique et moi discutions. C’était l’automne. Tu avais passé l’été sur
les routes, en Bretagne et puis ailleurs. Tu étais revenue, repartie, peut-être
ou trop occupée. Tu négligeais tes mails et ne rappelais pas. Angélique
supposait parfois que tu n’allais pas bien, que ton absence était une fuite et
puis, un jour, elle a articulé cette phrase qui m’a laissée interloquée :
« Maria, je ne sais pas de toute manière en quoi je pourrais
l’intéresser. »
J’ai relevé l’étrangeté du propos. Elle doutait que la femme aux outils
puisse avoir besoin de quelqu’un comme elle. Tu lui manquais, voilà. Mes
tentatives de consolation n'y changeaient rien. La retraite, la sienne, elle la
craignait comme on redoute un saut dans l’inconnu, comme s’il n’y aurait
ensuite que le vide et cette grande maison perdue dans la campagne. Elle avait
cette théorie que ce qui se tisse dans le travail, dans la quotidienneté qu’il
impose, ne peut survivre ensuite. C’était son explication pour les amitiés
perdues, que l’éloignement brise toute spontanéité et met en fuite la légèreté
indispensable aux heureux hasards des discussions fortuites. Ces mots me
faisaient l’effet d’un adieu pour le jour prochain où elle partirait. Ensuite,
quand je retournais dans mon bureau, je me sentais mal. Toi ou Angélique, vous
receviez de la famille ou des amis le week-end et moi, il me faudrait une fois
de plus continuer sans ceux auxquels j’avais tenu, sans elle probablement, sans
Rosa qui commençait déjà à s’éloigner, et puis surtout sans toi. Ces quelques
mois en votre compagnie, ces discussions chez l’une ou l’autre ou attablées
dans un café… j’avais cru un temps que quelque chose avait changé, un vent
nouveau d’oubli des énigmes passées et puis finalement non. La femme
transparente annonçait son retour, et Angélique dans son bureau, rassurée
peut-être ou peut-être pas, Angélique qui tenait à toi, ne s’imaginerait jamais
que j’étais des deux la plus apeurée, que ma chute était plus probable que la
sienne et serait aussi plus rude.
C'est moi qui me console. Je me dis parfois que je ne peux guère
regretter de t’avoir connue. Ce concours, que tu m'as aidée à réussir, ce poste,
dont je rêvais depuis si longtemps et que je n'aurais peut-être pas eu sans
toi… cela au moins ne sera pas repris. Tu te dirais peut-être que ma vision de
l’amitié est exagérément consumériste et tu aurais raison en l’occurrence. Je
répondrais à ça que s'ils ne prouvaient pas une filiation, les héritages
auraient moins d'importance.
CHAPITRE 6
(Cher) Romain,
De tous les gens que j’ai aimés un jour et perdus ensuite, tu es le seul
peut-être avec lequel il ne subsiste ni blessure ni reproche. Je t’ai quitté
exactement comme tu m’avais dit que je le ferais. Comme les autres l’avaient
fait avant moi. Le tout, vu de loin maintenant, constitue une sorte d’antithèse
tout doucement atypique.
L’insouciance amoureuse n’est pas dans mes gènes et je n’y crois pas. Les
séparations, après deux heures, après deux ans, éructent ou chuchotent des
litanies toujours plus ou moins déplaisantes. Le corps à corps a dispersé
l’envie et deux heures ont suffi. L’un a fui la médiocrité, l’autre peut-être
aussi. Une main s’est tendue, n’a pas été saisie. L’un ou l’autre, une évidence
ou son contraire, les deux ensemble même parfois. En deux ans, vingt ans, une
odeur s’est incrustée, putride, insistante ou juste un peu rance, inratable
finalement. De l’indifférence au dégoût, du soulagement d’un lâche à un corps
vrillé par le manque, rien n’est propice à la béatitude vraiment. Tout
grésille, tout grince, tout chuinte là-dedans et je me souviens du vacarme de
ces moments. Même les jours sans promesse, les jours de chasse ouverte au
plaisir, les jours désir, les jours sexe, je crois qu’après l’amour, lorsqu’on
ne cherche rien à préserver de ce qui s’en va, c’est que ça n’en vaut pas la
peine. On a voulu savoir et on a su, voilà, mais rien n’a scintillé qui mérite
un détour. Le petit bonheur la chance sexuel, aux époques où je l’ai pratiqué,
m’a semblé formateur indiscutablement, mais réjouissant pas si souvent.
D’ailleurs et pour terminer crûment, j’ajouterais que Brassens n’était pas loin
du compte avec ses quatre-vingt-quinze fois sur cent.
Internet me convenait, ou du moins je l’ai cru au début. Je cherchais, je
trouvais et c’est là que je t’ai rencontré. Premier message, deuxième message.
Tu m’as dit tout de suite ce qu’il y avait à savoir. J’ai pensé que c’était une
connerie bien sûr, avoir une histoire avec un homme marié. J’en avais l’image
qu’on en donne, les soirées seule à se morfondre, les ignobles mensonges d’un
salaud, les promesses à n’en plus finir. Je ne sais pas pourquoi, juste un
pseudo sur l’écran, deux messages trop courts pour t’y deviner et la froideur
du mois de janvier, je ne te connaissais pas mais j’avais envie de faire la
connerie.
Je me rappelle qu’au début, j’ai cherché à savoir. Tu m’as dit que oui,
bien sûr, il te manquait quelque chose à la maison mais que tu t’étais fixé
comme règle de ne pas parler de ta femme ni de tes enfants. Je n'ai posé qu'une
seule question. Si tu apprenais que ta femme faisait l’amour avec un autre,
serais-tu malheureux ? Tu as répondu oui. Tout était dit. J’ai accepté.
Une fois par semaine, pendant un an et demi, tu es apparu chez moi à
l’heure dite. L’hiver en voiture, l’été en moto. Le son de l’une semblait
curieusement identique au son de l’autre. Une vieille voiture mal réglée, une
moto, dans les deux cas, le bruit caractéristique, d’abord lointain puis
proche, de ton arrivée. Entre nos rendez-vous, pas de contact. Longtemps j’ai
gardé cette peur que tu ne viennes pas. Qu’un jour, à l’heure convenue, tu ne
sois pas là, comme ça, sans raison, sans préavis, comme si tu n’avais jamais
existé. Je n’aurais eu aucun recours, pas de nom, pas d’adresse, juste les dix
chiffres du numéro d’un téléphone portable. Je pensais que si je te demandais
ces détails, tu refuserais de me les fournir. Quelquefois j’ai imaginé que
peut-être tu n’étais pas marié, qu’il y en avait plusieurs comme moi et
qu’ensuite tu rentrais chez toi, dans un studio à moitié vide où tu ne faisais
que passer. J’ai tout tourné presque une centaine de fois dans ma tête, avant
de décider que l’important, ça ne pouvait pas être l’avant ou l’après de tes
visites, ou ce que tu donnais à d’autres, ou ne leur donnais pas.
Nous nous asseyions côte à côte sur le bord du lit. Les mains
entrelacées, nous échangions quelques mots. Puis nous faisions l’amour. Tu
étais fougueux, intense, généreux plus que la moyenne. À la fin tu ne te
retirais pas. Encore longtemps après, je sentais, à l’intérieur de moi, ton
sexe, agité de spasmes de plus en plus espacés. Dans le temps qu’il restait,
nous discutions, ou restions silencieux, blottis l’un contre l’autre. Tu me
disais souvent que je ne devais pas m’arrêter de chercher, qu’un jour, je
trouverais un mec bien. Lorsque cela se produirait et si je le souhaitais, tu
t’éclipserais sans un bruit et tu serais heureux pour moi. A priori, le
programme comme le discours ne m’avaient pas séduite. Il y avait trop de
détachement dans ces mots là et puis, en ce début d’histoire, la dispersion
amoureuse ne me tentait pas. Ces mots pourtant, à force, détachés certes mais
honnêtes surtout, avaient fait leur petit chemin dans mon esprit pataud. J’ai
goûté et apprécié cet étrange présent, cette forme peu courante de la liberté.
Je t’aimais, j’étais ouverte à d’autres rencontres et je n’avais pas à m’en
cacher. Souvent je te livrais quelques détails de mes aventures. Il y avait
bien dans ces confidences, un petit fond de revanche ou de provocation. Au
début c’est probable, mais tu n’as pas protesté. J’étais plus forte au fond de
ta présence complice. J’allais traîner mon cœur et mon corps dans les ronces,
mais en rentrant, à un moment ou un autre, tu étais de nouveau là. Ta main sur
ma peau effaçait les griffures, comblait un peu les manques…
Je me souviens d’un autre, un comme tant d’autres, en manque d’une qui
l’avait quitté et devenu incapable d’aimer. Ayant conscience de son état, il ne
me l’avait pas caché et moi je lui avais parlé de toi. Deux hommes, deux
amants, chacun connaissant l’existence de l’autre. J’ai aimé le va-et-vient et
le grand jour, les allers, les retours, les longues discussions avec lui le
soir tard au téléphone, les journées dans son lit, tes lèvres qui dévoraient
les miennes et sa main agrippant mes cheveux. Ton sexe et puis le sien
parcouraient mon corps. Tes caresses croisaient les tracés de sa bouche. Vos
plaisirs alternés multipliaient mes frissons. Tour à tour vous me pénétriez et
votre duo m’électrisait. L’histoire avec lui a été courte, éprouvante, saturée
de feu et de glace jusqu’à l’intolérable, cependant la franche liberté de ces
quelques semaines m’a laissé la saveur d’une vivante limpidité.
Je me souviens d’un autre encore, un tout étonné au départ que je
m’intéresse à lui. Un très occupé finalement et pas trop sûr de ses sentiments.
Beaucoup de travail la semaine, beaucoup de copains le week-end et quelques
voyages déjà organisés. Je me coulais dans le temps qu’il restait, une partie
du samedi ou alors du dimanche. Un jour, quelques années auparavant, sa femme
l’avait traité de gros con, avait fait ses valises et avait disparu sans autre
forme d’explication. Les intermèdes avec lui avaient duré trois mois. Il était
doué pour les caresses avant l’amour, les effeuillages, les glissements de
bretelles. Il aimait m’adosser contre un mur ou me faire sombrer dans le
canapé. Son corps alors pressait le mien, m’aiguisait par assauts successifs,
peu à peu, pied à pied. Son sexe, en érection sous les vêtements, revenait à la
charge, devenait à chaque fois plus insistant. Le souffle court, le cou offert,
tendue sous la pointe de sa langue et au bout de ses doigts, j’entendais ma
peau gémir et le supplier de ne pas s’arrêter. En dehors de cela, beaucoup de
doutes et assez peu d’affinités, j’ai décidé qu’il laissait bien assez de place
et que toi et moi, on pouvait continuer. Dans la même période, je crois aussi
que j’ai croisé Raphaël, et encore un autre d’avant peut-être, je ne sais plus
très bien. S’il avait su tout ça, le trop-occupé en aurait été choqué, je
crois, par principe essentiellement, bien plus que par amour.
Je me rappelle que quelques mois après notre rencontre, bien avant les
chemins de traverse et les diversions, j’ai souffert d’une hernie discale
paralysante. J’ai eu très mal et très peur aussi. J’ai connu des semaines
douloureuses et des paniques solitaires. Pour autant, je me rappelle que le
plus important c’était de pouvoir faire encore l’amour avec toi. La preuve par
ton sexe qu’il restait bien quelques éclats de vie, quelques espoirs insolubles
dans la maladie. Cette dictature physique était implacable et l’avenir
incertain, mais puisqu’il restait cela, ma peau pour des caresses et de vrais
seins de femme, ton sexe voulant de moi et le plaisir sous tes doigts, alors,
ce corps déchiré, je ne devais pas le détester tout à fait. C’était une
entrave, un traître, un salaud mais il avait laissé filtrer la lumière sous la
porte. Ce qu’il restait à entrevoir, sans t’en douter peut-être, c’était toi
qui me l’apportais, toi et ton sexe gonflé sous ton jean.
Vers la fin je me souviens être partie en vacances. J’ai rejoint les
plages, celles surtout des marées basses, celles des agriculteurs-pêcheurs et
de la pêche à pied. Je suis partie et toi tu es passé voir si tout allait bien
pour mes chats.
Et puis, à la fin de cet été là, il y a eu Julien. Une semaine a passé.
Tu n’étais pas libre le jour prévu, j’étais prise les jours suivants et c’était
très bien comme ça. La semaine d’après, déjà, je n’avais plus envie de tout
mélanger et j’ai préféré que l’on ne se voie pas. J’ai su très vite que ce ne
serait pas comme avec le trop-occupé ou d’autres, vite passés et presque
oubliés, que Julien voudrait tout mon temps et que je le lui donnerais.
La troisième semaine, je t’ai proposé un rendez-vous à l’endroit
habituel. Tu es venu, bruit de moto sur le coteau, lointain puis proche et je
t’ai dit que c’était fini, qu’il y avait Julien. Tu m’as remerciée de l’avoir
fait de cette manière là, en face, pas au téléphone. C’est ce jour là, je
crois, que je t’ai posé les questions sur quelques-unes des petites choses que
j’ignorais. Ton nom, celui de ton village et l’entreprise où tu travaillais. Tu
habitais plus loin que je ne l’avais supposé, à plus d’une demi-heure de route,
dans un département voisin. Le bâtiment où tu gagnais ta vie, je l’avais déjà
vu. Enfin j’étais passée devant plus exactement, en allant rejoindre Julien
dans l’appartement de fonction qu’il occupait à l’époque. J’ai posé cette
question là aussi, la proximité géographique qui m’avait échappé jusque-là, vos
activités respectives… Mais non, tu ne l’avais jamais rencontré.
Allongée sur le lit comme après l’amour, je ne savais pas à quoi
ressemblerait la vie ensuite et j’avais un peu froid. Il ne tenait qu’à moi
bien sûr, et tu te conformerais à mes souhaits. J’avais des choix, des options,
le droit de ménager des parenthèses et de changer d’avis. Mais non, rien de
tout cela n’était vrai. Tout avait changé, tout avait chaviré. Quoi qu’il
arrive, il n’y aurait pas de retour à la vie d’avant. Je ne l’avais pas
réfléchi ou décidé. C’était comme ça, une évidence, un postulat, confirmés par
le corps. Là, sous la lumière orangée de la lampe de chevet, cette certitude
faisait l’effet d’un gouffre. Plus tard ça passerait. Tout finit toujours par
passer n’est-ce pas ?
Ce que tu voulais, toi dans tout ça, c’était qu’il reste un lien, des
nouvelles de loin en loin, quelques mots peut-être derrière un verre dans un café.
Tu avais fait cela avec les autres femmes avant moi. L’une d’elles, par
exemple, s’était mariée et était allée vivre en région parisienne. Elle t’avait
appelé récemment pour te dire qu’elle attendait un bébé. J’avais dit oui, oui
sur le principe mais un peu plus tard. Cet inconnu pour lequel je te quittais,
il fallait que j’apprenne à le connaître. Quand on se reverrait, toi et moi, ta
place d’amant régulier relèverait d’un passé plus éloigné et ce serait mieux
comme ça, moins brûlant au coin des yeux, moins mélangé, comme décanté
peut-être. Une autre vie s’avançait que j’avais envie d’embrasser vraiment, et
toi, comme tu l’avais toujours pressenti, tu devrais céder la place. Le temps
de vivre ce qui te reléguerait sans doute, tu n’avais d’autre choix que de me
l’accorder. Tu avais vécu cela avant, tu le revivrais encore probablement et tu
aurais toujours la modestie de ne rien entraver. Tu es parti, bruit de moto sur
le coteau… Cela fera bientôt cinq ans.
Ce qui m’a frappé, la dernière fois où nous nous sommes parlés, c’est que
rien dans ta vie ne semblait avoir évolué depuis cette toute dernière visite.
Tu avais fait le projet de changer de métier, de laisser derrière toi ce petit
bâtiment courbe et vert où l’on t’en demande chaque jour un peu plus. Mais
l’ami avec qui tu avais projeté de t’associer pour un nouveau départ, n’avait
pas eu, finalement, le courage de se lancer. Tu travaillais toujours au même
endroit. Ce que tu disais des pressions que tu connaissais là-bas, ressemblait
tristement à ce que tu en disais déjà il y a cinq ans. Votre maison, après
vingt ans de travaux, restait ta principale activité de vacances. Les enfants
poussaient. Tu continuais le sport et les gardes des pompiers volontaires. Tu
m’as proposé d’aller prendre un café, un soir comme ça, avant de rentrer.
C’était il y a quelques mois. Je n’avais pas le temps, ou alors c’était toi.
Maintenant, j’en ai à revendre du temps, mais il n’y a rien à en tirer.
Je ne suis pas convaincue, au fond, que nous aurions du nouveau à ajouter
à ces dernières phrases téléphoniques, mais puisque tu l’as souhaité, pourquoi
ne pas se voir en effet ? J’ai minci depuis la dernière fois. Tu
appréciais mes rondeurs, il est vrai, mais il en reste assez. Il faudrait que
j’aille beaucoup mieux que maintenant, mais si ça arrivait, un jour, je ne sais
pas quand, j’aimerais assez te laisser entrevoir ces formes que tu ne toucheras
plus. J’adorerais que tu bandes encore sous ton jean, que tu aies envie de moi.
Le jeu serait un peu futile, mais je ne pense pas que tu m’en voudrais. Cela
t’amuserait même... peut-être.
C’est drôle tu vois, nous avons fait l’amour des dizaines de fois… je
sais deux ou trois choses… Ta queue sortait toujours bien raide de ton
pantalon. Je m’étonnais de cette régularité quasi bionique, de cette
immédiateté, surprenante parfois, au vu des circonstances, de la conversation
qui avait précédé et dont le sujet n’avait rien eu de particulièrement sensuel.
Avant l’amour, jamais je n’ai vu ton sexe au repos. Plusieurs fois, tu m’as dit
que si je n’avais pas envie, il n’y avait rien d’obligatoire, mais ça n’est
jamais arrivé.
Je sais aussi que personne dans ton entourage ne savait pour moi. Je
t’avais posé la question. Aucun de tes amis, même pas les plus proches.
Et puis il y avait ta femme dont je ne savais rien. Tu aurais tout arrêté
immédiatement si elle s’était doutée de quelque chose. Tu m’avais expliqué cela
comme un préalable dès le début.
Je sais que dans ce cadre miniature, lors de ces heures comptées et dans
cette chambre exiguë, par nos deux corps dévêtus, quelque chose a existé,
quelque chose qui méritait nos quelques mots d’amour et qu’on tienne ses
promesses.
Voilà. Je ne sais presque rien. Je ne sais pas à quoi ressemblerait une
journée avec toi, une vie encore moins, mais je sais cela, qu’on peut compter
sur toi et que tu m’as vue l’autre jour, au volant de ma voiture, quand je
quittais la nationale pour la toute petite route qui conduit à mon village. Tu
te rendais à Auxerre, et moi et ma « petite tête blonde », comme tu l’as
qualifiée, sans le savoir et l’air de rien, on a quand même embarqué tes
pensées en ballade au temps jadis.
CHAPITRE 7
(Cher) Jacques,
J’écris ces lettres depuis quelques jours. Je trace ces mots sur ces
grandes feuilles blanches à gros carreaux, je distille ces sonorités, cette
voix, souvent j’efface et puis je recommence.
J’écris et j’interroge ce que j’ai sous la main, ce qui est là, à
disposition et qui m’est familier, mais au fond l’important ce n’est pas cela.
Ce que je cherche à produire c’est un objet et non une confidence et puis je
réalise, phrase après phrase, que cet objet a ses exigences, des envies propres
d’indépendance. Je le savais déjà bien sûr, tout récit, même autobiographique,
relève de la fiction, oui mais maintenant l’objet se met à réclamer. Je suis là,
allongée dans ma chaise, surprise face à mes gros carreaux et en même temps,
confortée. Si l’objet revendique, c’est qu’il existe un peu déjà, non ? Il
est évident par ailleurs que la fiction révèle son auteur, à son insu même
quelquefois. Alors pourquoi pas ? Pourquoi en effet ne pas suivre les
logiques de l’objet, même si je dois, pour cela, faire de la réalité une
vieille pute trahie et abandonnée. Privilégier l’objet, j’ai commencé déjà et
je continuerai.
J’écris et il me semble que cela a quelque chose à voir avec toi. Je ne
sais pas exactement en quoi, peut-être juste parce que tu écrivais aussi avant,
peut-être à cause de la maladie, la mienne, la tienne. Je ne sais pas. Ces
choses que j’ai écrites, ces livres commencés et jamais terminés, je n’ai
jamais songé à te les faire lire, ou peut-être que si, je ne sais plus. Si
j’avais su les finir, je te les aurais montrés, qui sait. Nous avons parlé de
peu de choses et de ça encore moins que du reste. Ainsi tu ne savais pas que
j’avais cette envie d’écrire, tu ne savais pas mais l’impression s’est imposée,
le sentiment que ta carte ancienne, ton coup de pied au cul, s’adressait à ce
désir, présent depuis des années dans la trame de mes jours.
À l’époque où tu dirigeais encore la librairie et la société d’édition,
ma mère m’avait laissée une semaine chez toi pour les vacances. J’avais quinze
ou seize ans. Tu habitais dans un studio auquel on accédait par la réserve de
la librairie. La journée tu travaillais ailleurs et moi je restais avec Titouan
que tu employais pour tenir le magasin. Dans l’arrière boutique, entre deux
clients, il s'affairait à la frappe des livres en cours d’édition. Il était là,
penché sur une sorte de grosse machine à écrire munie d’un écran minuscule qui
ne devait pas afficher plus d’une demi-ligne de texte. Il saisissait au
kilomètre, enregistrait régulièrement et lançait des impressions qui sortaient
à l’arrière de la machine. Le soir quand tu rentrais, tu relisais le tout et
procédais aux corrections. Cette semaine là, à l’aide d’un recueil de poèmes
d’Arthur Rimbaud que j’avais trouvé sur l’une des étagères du magasin et que
j’osais à peine ouvrir, de peur qu’il perde son aspect neuf de librairie,
j’avais entrepris d’écrire une histoire courte qui s’intitulait « Le poète
de sept ans ». Le texte était composé presque uniquement des titres des
poésies du recueil. Tu m’avais prêté une machine à écrire traditionnelle, une
ancienne sans écran, et je m’étais exercée à taper ce tout début d’histoire. Tu
avais lu ces quelques phrases et tu avais trouvé le résultat « pas si
mal ». Voilà c’est tout. Projet trop ambitieux ou trop asséché par son
postulat, je n’ai jamais terminé la nouvelle et quand j’ai écrit d’autres
choses plus tard, j’étais bien loin de Dijon et de toi.
C’est dans cette période là aussi que j’ai dû lire « Marco
Fleur ». Quelque chose dans l'habileté de l'écriture m'avait frappée. La construction en récits découpés,
entrecoupés les uns par les autres et formulés par des narrateurs différents
tendait à dérouter le lecteur. Pourtant chaque histoire sans se différencier
résolument des autres par des effets de style tapageurs, avait une sorte
d’identité reconnaissable dès la première phrase de chacun de ses morceaux. Je
n’ai pas cherché à décortiquer la méthode. J’ai laissé jouer le texte et j’en
ai savouré la dimension quasi subliminale. Finalement « Marco Fleur »
m’avait semblé relativement abordable. Plus, certainement que ce à quoi je
m’étais attendue venant de toi. On y décelait en outre, une forme de mansuétude
à l’égard des personnages qui contrastait avec la rude ironie que je te
connaissais.
Bien après l’Angleterre et bien après l’Égypte, juste après le
déménagement éclair de la rue Cazotte, tu as entreposé mes affaires quelques
jours dans le garage de la maison que tu louais à cette époque. J’ai passé une
semaine au foyer des jeunes travailleurs puis j’ai trouvé un studio qui
d’ailleurs se situait à moins de cent mètres de chez toi. J’ai récupéré mes
tableaux et le reste par aller retours successifs au travers de la pelouse du
lotissement. Tu n’étais pas là. Tu m’avais indiqué l’emplacement de la clef.
Debout dans le sous-sol, fatiguée, je m’apprêtais à effectuer le dernier
voyage. J’allais partir et j’ai risqué un regard au travers d’une ouverture
sans porte donnant sur une pièce plongée dans la pénombre. Je me suis avancée
hésitante et j’ai découvert qu’elle était remplie de livres empilés jusqu’au
plafond. Des piles et des piles de livres invendus posés sur des palettes,
souvent encore en lots et sous cellophane. Entre ces palettes, la place restée
libre formait une sorte de chemin qui conduisait à une autre ouverture sans
porte. La pièce suivante contenait encore d’autres livres, d’autres titres
pareillement entassés. Les pièces s’enchaînaient et offraient toutes ce même spectacle
de milliers de livres identiques recouverts de poussière. Je savais pour les
avoir vus que les livres envahissaient aussi l’étage de l’habitation. Au cœur
de ce cimetière littéraire, j’ai reconnu, entre autre, « Marco
Fleur » et aussi les nouvelles d’un concours que tu avais organisé. Ces
petits fascicules avec leurs couvertures colorées, je les avais vus et lus pour
certains au temps de la librairie. Je me souvenais de l’un de ces textes en
particulier, ou plutôt de ce que tu m’en avais dit. La nouvelle avait été
glissée avec d’autres dans une grande enveloppe puis déposée par l’ouverture
horizontale prévue à cet effet dans la porte vitrée du magasin. Elles étaient
tombées parmi d’autres enveloppes jonchant le paillasson sur lequel tu les
avais ramassées. Tu les avais lues un soir et trouvées un peu immatures. Toutes
avec ces noms du même style, « Ma mère », « Mon père » etc.
Pourtant quelque chose t’avait poursuivi dans la puissance de ces phrases.
Celui qui les avait écrites était un ogre, une sorte de bulldozer implacable.
Et puis le jour enfin était venu où tu avais rencontré l’auteur. C’était un
jeune homme étonnamment frêle et timide.
Ma mère, la mienne, disait que tu devrais faire du vide dans ces
montagnes de reliques et que tu pourrais en profiter ensuite pour déménager.
C’est d’ailleurs ce que tu as fini par faire quelques années plus tard. Tu as
acheté un appartement à Dijon que je n’ai jamais eu l’occasion de visiter.
Un an après cet étrange voyage au pays des livres gisants, j’ai quitté la
région pour aller vivre avec Raphaël. Tu m’as prêté le garage de nouveau. De
nouveau tu n’étais pas là quand j’ai procédé au transfert de mes quelques
possessions. Les livres dormaient toujours dans l’obscurité du sous-sol. Je me
suis permis de prendre trois ou quatre nouvelles, celle entre autres envoyée
par le jeune homme timide et finalement intitulée « Le chant de la
mère ». Je ne sais même plus ce que j’en ai fait. J’ai déménagé tant de
fois dans ces années là. Après quelques mois, de passage chez les parents de
Raphaël qui habitaient non loin, j’ai fait un détour par chez toi afin de
reprendre mon chevalet. Tu n’étais pas là et tu m’avais laissé le garage
ouvert. Un an plus tard encore, j’ai quitté la maison en travaux de Raphaël qui
ne pouvait pas accueillir ces quelques meubles et tableaux entreposés dans ton
garage et j’ai pris un appartement à La Mure d’Isère où je travaillais. Je suis
passée avec une camionnette chercher le reste de mes affaires. Cette fois
encore tu n’étais pas là.
Voilà c’est tout pour ce qui est de toi, de moi et de la chose écrite. Un
temple à la littérature, caché dans le sous-sol d’un lotissement banal de la
banlieue dijonnaise, des livres déchus élevés en colonnes, une librairie et son
arrière-boutique comme entrée principale d’un studio, l’un constituant
l’occulte envers de l’autre et réciproquement, la tentation de participer à un
concours de nouvelles pour lequel probablement je manquais encore de matière.
C’est peu ou c’est beaucoup, je ne sais pas. J’écris, tout se dérobe
indéfiniment et c’est très bien comme ça. J’écris, c’est un chemin de traverse
et j’entends les voitures au loin rouler vite et droit. J’écris et il me semble
que cela a quelque chose à voir avec toi.
CHAPITRE 8
(Chère) Zoé,
Quelquefois quand je passe dans l’entrée, je croise mon visage dans la
glace. Maria, avec cette étonnante facilité à couvrir le monde de compliments,
me répétait souvent que j’étais belle. Julien aussi le dit et d’autres avant
lui. OK je suis d’accord. Un jour sur deux je suis d’accord, quelquefois plus,
quelquefois moins.
Je croise mon visage dans la glace et je m’étonne de ne pas le trouver
zébré par une énorme plaie béante. Je regarde attentivement. N’y aurait-il pas
quelque part au moins un début de putréfaction, un signe, un écho ? Mais
non, le visage dans la glace est intact, beau peut-être, lisse, pur, ignorant
de cette douleur qui occupe mes journées, indifférent aux vacillements et aux
vertiges de l’âme.
Je ne sais plus qui est l’ennemi, cet objet hors d’usage qu’est mon corps
mais que je ne peux malheureusement pas échanger contre un neuf, ou ce visage
qui fait mine de ne rien savoir, ce visage, hors sujet, là dans la glace, qui
semble vouloir susciter l’amour. Mais que pourrais-je bien faire de l’amour de
qui que ce soit ?
CHAPITRE 9
(Chère) Madame Jolibois,
Je ne sais ce que vous êtes devenue, une vieille dame tranquille
peut-être. On m’avait dit, je ne sais plus qui, que votre mari était mort, ce
grand et brun barbu dont la stature en imposait dans les couloirs du collège.
Il semblerait qu’après, le cœur n’y était plus et que vous avez attendu la
retraite avec impatience.
Moi c’est bien avant cela que je vous ai connue, avant le découragement,
quoi qu’à bien y réfléchir il me semble que dans cet avant, il y avait déjà
chez vous, très légèrement perceptible, une forme de lassitude. Mais peut-être
je me trompe. C’est possible après tout.
Ce matin je cherchais dans des cartons un livre que je voudrais relire.
J’ai retrouvé à la place une collection de textes dont j’ai été l’auteur, des
poésies, de l’écriture automatique, des romans inachevés… et je ne sais pas
pourquoi, j’ai pensé que c’était dans une lettre à votre intention qu’il
faudrait exhumer les mots que je joins ici… D’où provient en effet cet étrange
emballement à vous rendre dépositaire d’un embryon de livre, d’un geste
inabouti, de cette vingtaine de pages abandonnées il y a quinze ans ? Je
ne sais pas en fait, cela s’impose pour une raison qui m’échappe. Peut-être
parce qu’il y est un peu question de vous, deux ou trois pages en tout, de l’école
aussi. Peut-être parce que les trois ou quatre choses que j’aurais voulu vous
dire y sont déjà évoquées, même si maintenant, sans doute, je les dirais
différemment. Peut-être aussi parce que vous, vous et d’autres professeurs même
bienveillants et attentifs avez toujours ignoré certaines des clefs que l’on y
trouve.
Voilà, vous vous y reconnaîtrez, je crois. Votre nom dans l’histoire se
rapproche de celui de cette lettre. Voyez, il y a quinze ans, je vous
envisageais déjà comme un souvenir champêtre. Vous serez sans doute effrayée
par mon impudeur et vous aurez raison mais c’est sans importance. Après tout si
l’écriture existe c’est bien que la vie ne suffit pas.
Voilà, j’avais vingt-cinq ans, je n’avais encore connu qu’un seul homme
et jamais vraiment travaillé…
*
Tous mes livres commencés ont
toujours eu une tendance nette à se diriger plus rapidement vers la poubelle
que chez un éditeur. Dans le pays des fantasmes et des vies irréalisées où
j’essaye de les emmener, ils ont dû trouver que l’air était trop rare. Je suis,
en quelque sorte, la mère aux livres mort-nés.
J’ai pensé :
« Il faudrait plutôt
passer les sentiments au microscope, ne pas oublier leurs petits détours
malsains. Et si par chance, en acceptant de les regarder, l’indulgence me venait,
eh bien ce serait toujours ça de gagné. »
Je me suis sentie mieux.
Quelques jours plus tard, l’idée
est venue. Une grosse idée carrée et rouge, inévitable. Si dorénavant je peux
parler de tout, il n’est pourtant qu’un seul sujet dont la présence s’impose :
ma mère. Soudain je ne me sens plus si bien. Soudain c’est moi, l’enfant qui
manque d’air.
Ma mère… Entre elle et moi, le mur
c’est elle et moi. Lui dire ma colère, ce serait encore trop lui donner. Un
manque crispé de générosité me retient. Le nœud dans ma gorge couine :
« Ma mère, tu n’en vaux
pas la peine. »
Serait-il donc plus facile de
l’écrire ? Une autre voix me dit que c’est moi qui n’en vaux pas la peine.
Ma mère, bien sûr, n’aurait jamais rien dit de tel. Mais n’est-ce pas ce que
j’ai cru comprendre ? Mon explication mise en mots de ses gestes.
N’est-ce-pas précisément l’idée qu’il me faudrait combattre en embrassant à
chaque ligne cette immense prétention d’écrire ?
Je réponds oui et je me lance.
*
Je me souviens de Madame Dubois,
mon professeur d’allemand en troisième. Elle me plaisait. Je l’aurais bien
volontiers piquée à ses enfants.
Jean-Marc et moi l’avons souvent
provoquée. D’un bout de la classe à l’autre, nous commencions une dispute, tout
d’abord silencieuse. Gestes, mots articulés comme à travers une vitre. Et puis,
imitant la colère, nous montions le son. Elle soupirait, nous demandait de nous
taire. Il y avait dans sa voix comme une supplique, une lassitude. Aussi
insupportables que nous soyions, elle ne semblait pas nous détester.
Bien plus tard, après que ce petit
jeu ait finalement cessé, à ma grande honte, au lieu de l’appeler
« Madame », un jour j’ai dit « Maman ». J’ai pâli. Le monde
ne devait-il pas s’écrouler sur moi ? N’avais-je pas commis à la fois un
meurtre et un viol, insulté l’ordre des choses, sali les institutions ? Je
bredouillais :
« Je vous demande
pardon. Je ne l’ai pas fait exprès. »
Et elle, sans colère, elle a
seulement répondu :
« je sais bien. Ce n’est
pas grave. »
Les autres élèves n’avaient pas ri.
Ils n’avaient même peut-être rien entendu dans leur concentration studieuse ou
leur innocence d’enfants bien nourris. La leçon continuait comme si de rien
n’était. Il me fallut quelques secondes pour revenir à la réalité.
Effectivement, rien ne s’était passé. Tout au plus, un mot avait été dit pour
un autre. Acte manqué, certes d’une évidence limpide et presque trop crue mais,
somme toute, sans conséquence. Aucune ombre, ni de dégoût ni d’embarras,
n’était passée sur le visage de Madame Dubois. Le monde n’avait même pas frémi.
À chaque leçon suivante, je faisais
consciemment l’effort de ne pas réitérer ma faute. Cette trahison secrète… un
arbre aux fruits sucrés. J’en ressentais comme une joie sombre et
réconfortante. Chaque minute utilisée à ne pas dévoiler l’affront témoignait de
ma victoire. Je gagnais puisque je rejetais. J’envoyais balader ma mère et
chaque minute me le prouvait.
*
Grandes vacances de ma dixième
année… Ma mère est venue me rejoindre pour m’annoncer la mort de ma grand-mère,
la mère de mon père. Je ne lui connaissais pas cette application dans la voix.
Dans mes rêves de la nuit suivante,
j’ai réécrit l’histoire. Pour une raison inconnue, ma grand-mère vivait
toujours. La nouvelle était périmée. Était-elle revenue de chez les
morts ? Avait-on commis une erreur en la croyant décédée ? Je ne sais
plus.
La signification exacte de ce rêve
restait une énigme. Mais au réveil, les évènements de la nuit faisaient
certainement figure de bon présage. Quand j’ai rapporté ces indices à ma mère,
la justesse abrupte de sa réponse a provoqué chez moi un mouvement de
recul :
« C’est normal. C’est parce
que tu voudrais qu’elle soit toujours en vie. »
Était-ce le réflexe de vie d’un
petit scorpion qui se défend ? À cet instant précis, je l’ai détestée,
cette mère révélatrice de l’indifférence absolue du monde réel. Ainsi donc,
certaines choses étaient immuables. Mon seul pouvoir résidait dans le mensonge
à moi-même. Erreur indigne et impardonnable de ma part. Par sa lucidité cruelle
et son impuissance, ma mère participait de cette injustice intolérable.
Aujourd’hui comme à l’époque, je
sais… Il n’y avait aucune réplique meilleure que celle-là. Afin d’expliquer
simplement, de faire confiance à l’intelligence de l’enfant et à sa capacité de
surmonter les difficultés, de donner aussi quelques clefs sur les mécanismes de
la personne, je ne voudrais pas répondre autre chose dans la même situation.
Ma mère ne m’a jamais traitée comme un être débile. Je
dois au moins lui reconnaître ça. Mais quand
même, je lui en ai voulu.
*
Dans le silence où j’écris, le
temps lointain où ma voix espiègle de bonne élève agaçait la classe, appartient
presque à une autre vie. Le temps, encore avant cela, où il aurait fallu me
faire sortir de la salle pour y rétablir l’ordre, me semble encore plus
improbable. Élève dissipée… élève appliquée… je n’ai pas eu l’occasion d’être
l’une ou l’autre depuis des siècles. De l’une à l’autre, il n’a fallu qu’une
heure ou deux pour tout changer. Une réunion parents-professeurs. Une pièce en
trois actes avec unité de temps, de lieu et d’action.
Les enseignants, assis chacun à une
table, attendaient le défilé des familles en quête de quelque conseil ou de
propos rassurants. J’accompagnais ma mère et nous progressions lentement de
table en table. C’était le tour des mathématiques, de cette petite femme froide
et suraiguë et de ces deux phrases en
claquements de fusil :
« Mais pourquoi te
conduis-tu de cette façon ? Qu’y gagnes-tu au juste ?
- Ben je sais pas moi… ça
amuse les autres.
- Tu sais les autres, le jour
où tu seras punie, ça les amusera encore plus ! »
Des années plus tard, elle a été
très étonnée, choquée presque de ma réussite au Bac C. Il n’y avait pas chez
elle, je crois, la moindre parcelle de discernement pourtant sans le savoir,
elle avait touché juste et j’ai immédiatement troqué toute cette agitation
scolaire dont j’avais pris l’habitude. Mon véritable but, peut-être, n’était
pas d’amuser les autres…
Ensuite, le professeur d’anglais
m’a proposé de venir lui réciter un verbe chaque matin, ce que d’ailleurs je
n’ai jamais fait. Je m’étonnais cependant qu’on accorde ainsi le bénéfice du
doute à une sale petite peste comme moi.
Et puis, le professeur d’allemand,
Madame Dubois, devant ma mère, a eu l’air de se sentir coupable. Elle ne savait
pas quoi faire pour m’aider et ne questionnait rien d’autre que sa compétence.
Elle s’inquiétait et se désolait de ma situation.
Ma mère aussi enseignait
l’allemand. Une petite voix aigrelette et cynique murmure à mon oreille :
« Comment as-tu pu
t’imaginer que tu étais la destinataire de ces mea-culpa ? Un professeur
de collège peut-il sans sourciller affirmer que la fille d’un professeur de
lycée est une imbécile ? »
Je doute en effet presque toujours
de l’affection que l’on me porte.
Aujourd’hui, ce que je retiens c’est le côté
finalement assez maladif de son discours. À la longue, la sollicitude exagérée
des mères trop impliquées étouffe leurs enfants. Dans mon cas, l’autocritique
injustifiée de Madame Dubois rétablissait gentiment la balance des vents, me donnait
un peu de ce qui me faisait défaut. Une névrose administrée correctement, selon
les indications strictes du mode d’emploi, peut donc se révéler tout à fait
salvatrice. Voilà une découverte somme toute assez rassurante.
Ce que j’ai
ressenti le jour même, j’en démêle les éléments plus difficilement…
l’impression de ne pas mériter tant de bonne volonté, un mélange de honte et de
fierté à la vue de cette anomalie sans précédent, peut-être aussi un peu de
pitié pour mon ange qui s’accusait injustement. L’autre sentiment, celui qui me
bouffait le cœur, je me suis souvent interrogée sur son nom… une sorte d’amour
sans l’envie d’une histoire, une agréable chatouille d’admiration, un
enthousiasme nouveau au réveil…
Par la suite, j’ai travaillé tant
de fois pour les beaux yeux d’un professeur… L’enseignement fonctionne au
sentiment. C’est bien connu. Moi, j’ai usé et abusé de ce carburant-là, ou
plutôt, j’ai simplement fait ce que j’ai pu.
Faute de me souvenir, je soupçonne
que la confiance éblouie du bébé en sa mère ressemble à ce dont j’essaye de
parler. D’ailleurs cela expliquerait bien des choses.
*
J’ai attendu un jour gris clair
pour éviter aux couleurs l’offense de les assombrir ou de les délaver. J’ai
installé le matériel photographique dans le jardin et fixé les peintures, comme
j’ai pu, à l’extérieur, sur la fenêtre du salon.
Le résultat était correct. Les
photos, je les ai envoyées, l’année dernière, dans ma petite ville de province
française. Les gens de l’autre côté de la mer pourraient se les passer entre
eux, avoir un aperçu de mon travail en peinture, avant de me les rendre.
Un matin, elles sont revenues de
leur petit voyage. Dans le colis, aucune lettre. Cette manie de ma mère de ne
jamais rien écrire… D’habitude, je lui cherchais des raisons… Que celui qui n’a
rien à dire ose garder le silence ! Entendre parler de la pluie et du beau
temps ne m’intéressait pas, de toute façon. Et puis elle pourrait ne rien
envoyer du tout…
Et puis merde ! Fini les
excuses. J’ai enfin découvert l’existence du nombre zéro. Me voilà débarrassée
d’un espoir inutile, purgée par une colère saine et bienfaisante. C’est
entendu, entre elle et moi, il n’y a rien.
Ce que j’écris ici, c’est ce que je
ne veux plus lui donner. Je le fais pour moi. Parce qu’atteindre cette mère a
cessé de m’intéresser et que je n’ai pas renoncé au désir de dire.
*
Entretien téléphonique :
…
« As-tu besoin
d’argent ?
- Non.
- Tu es sûre ?
- Oui.
- Vraiment sûre ?
- Oui.
- As-tu besoin de quelque
chose d’autre ?
- Non.
- Il n’y a vraiment rien que
tu voudrais ?
- Rien.
- Tu es sûre ?
- Oui.
- Vraiment sûre ? »
Cette insistance inhabituelle me
gênait. Et puis, sans que je sache pourquoi, ma gorge se serrait un peu plus à
chaque refus.
« J’aimerais bien qu’on
s’écrive…
- Eh bien tu vois, ce n’est
pas si difficile de demander !
- Tu n’as jamais répondu à mes
lettres avant.
- Je répondrai. »
D’où venait cette étrange
révolution ? Quelque chose, un événement avait dû amener ma mère à des
réflexions inédites. Une humeur trop romanesque me suggéra une maladie
mortelle. Mais non, il ne faut pas confondre la vie avec les feuilletons
américains. D’ailleurs aucune explication ne parviendrait à dissiper
l’incompréhension dans mon petit cerveau trop habitué.
Et puis, ce vent nouveau, je
n’étais pas sûre d’y consentir. Ma vie se passait ailleurs, loin d’elle et sans
elle. Et soudainement il faudrait tout changer, ignorer les vingt-cinq années
précédentes et leur lourdeur familière, accueillir ce flot d’émotion descendu
sur moi comme si certaines denrées ne pourrissaient pas en voyage.
Pourtant déjà je fourmillais de
tout ce que je voulais lui dire. Projets de lettres à n’en plus finir,
questions dans tous les sens, danse folle de remarques diverses… Par prudence,
j’attendais de me calmer avant de commencer. La responsabilité d’écrire la
première me donnerait l’avantage de fixer le ton. J’éviterais d’accuser puisque
je souhaitais comprendre. J’essayerais de ne pas tout jeter en vrac sur la
table pour laisser au dialogue le temps de s’installer.
À force d’y repenser, certains
détails de la conversation me revenaient. Je risque rarement qu’on me refuse
quelque chose. J’ai trop peur de découvrir les limites pour oser les tester.
Et, à bien y réfléchir, en demandant, je savais que ma mère accepterait. Je le
savais parce qu’au cours de la discussion, elle avait fait deux allusions assez
vagues à la possibilité d’une correspondance.
À la vérité, demander n’est pas si
facile. Demander, pour elle, ce serait perdre la bataille. Cela fait plus d’un
an maintenant. Je devrais sans doute voir à travers l’écran de fumée qu’elle a
quand même fait la moitié d’un pas, décider de voir cette preuve dont j’ai
besoin. Je devrais la remercier de ne pas être une de ces mères qui réclame
trop et appeler « timidité » ce manque de franchise qui ressemble au
mien. Je devrais dire merde à cette guerre sourde, refuser ce jeu du plus bête
où tout le monde perd à la fin. Mais je suis la fille de ma mère. Je trouve la
bêtise facile et l’amour difficile. D’ailleurs à l’époque plus courageuse de
l’enfance, je n’ai jamais rien déniché de plus que cette mère qui ne sait dire
ni « pardon », ni « je t’aime », ni « merci ». Et
si d’aventure, aujourd’hui, je la décourage et si elle réagit en me refusant
encore davantage, eh bien tant pis. Entre elle et moi c’est œil pour œil et
dent pour dent et je ne lui écrirai pas.
*
Moi, je ne sais plus ce que je
fabriquais en France cette semaine là. Elle, elle portait des jeans et un
chapeau. Petite avec de longs cheveux châtains, elle attendait un enfant et
fumait des cigarettes sans tabac. Elle enseignait le français, s’appelait
Christine, avait même écrit un texte dans le style des Mille et Une Nuits pour
le remariage de ma mère. Sa gaieté communicative et son intelligence me
plaisaient. Et puis au détour de la conversation, son âge est tombé. Vingt-six
ans, deux ans seulement de plus que moi.
L’idée m’a saisie à l’instant même,
étrange idée à la sonorité nouvelle et douloureuse. Cette vitalité
rafraîchissante, cette facilité dans le geste me faisaient défaut et le titre
de fille lui revenait de droit plus qu’à moi. Je haïssais cette Christine avec
son insouciance victorieuse. Sa chance me tordait le ventre de jalousie. Ma
mère souriait, elle qui ne rit jamais et j’avais honte. Petite fille, grande
fille, sans qualité particulière, terne à pleurer, j’avais envie de vomir cette
liste des conditions à l’amour. Mon arrogance dépassait la mesure puisque je
restais là. Dans quelques heures, Christine partirait rejoindre le reste de sa
vie et moi j’aurais encore l’usage de cette chambre au-dessus du salon.
Les souvenirs, ceux que le
raisonnement autorise, ceux dont la propreté ne dérange pas, ceux-là sauvés de
l’obscurité par leur exactitude fausse, dans leur éclairage chirurgical
délivrent des messages évidents et trompeurs :
« J’ai toujours attribué la
froideur de ma mère à sa froideur, à une infirmité malencontreuse et sans
cause, la faute à pas de chance. Le désir de mon père de me voir différente a
toujours crevé les yeux. J’aurais dû lire moins, faire plus de sport, avoir
plus de copains. Rien de tel avec elle. Seulement cette indifférence
inexplicable, mutante presque, comme sans lien avec moi. »
Mais non, l’idée à la sonorité
prétendument nouvelle, ce serrement soudain du cœur ne vient pas, ne peut pas
venir de rien. L’enfant qui vole et mange en cachette, le fait par dégoût de
lui-même. On ne me détournera pas de cette vérité boueuse.
Le rejet presque systématique de
son enfant, elle ne l’a jamais articulé. Volonté d’épargner ? Refus de se
trahir ? Dire c’est un indice, une preuve. Autant se livrer pieds et
poings liés, se livrer à soi-même. Elle ne se surprendra pas en flagrant délit
de sale boulot. Ça non !
Je pourrais encore me dire que
j’exagère, si pendant dix ans elle n’avait pas laissé cet homme récemment devenu
son mari faire le sale boulot à sa place et articuler pour elle à tours de
bras. C’est assez courant, le partage des tâches dans les couples, même pour ce
genre de tâches là. Un procédé de détachage à l’eau courante en somme.
*
Deux ou trois détails minuscules,
deux ou trois légendes inventées par ma mère, presque rien…
Il paraît qu’à trois ans, je savais
déjà faire chauffer le lait de mon petit déjeuner sur la gazinière quand mes
parents dormaient encore.
À six ans, je réussissais bien à
l’école en dessin. L’instituteur en a parlé à mes parents. C’est après cela
qu’ils ont décidé de m’inscrire à mon cours du mercredi.
Plus tard, peut-être à treize ou
quatorze ans, le chat attendait que je rentre de l’école. L’heure, le bruit de
mon vélo au loin, quelque chose l’amenait chaque jour devant la porte peu de
temps avant que j’arrive.
Bien sûr, je n’y crois pas… Tout de
même ce sont des histoires jolies, des erreurs sympathiques. Elles contredisent
le cynisme ostentatoire de ma mère. Pour un peu je douterais de les avoir
entendues.
Y avait-il donc en elle le germe
d’une bêtise maternelle et rassurante ? Et quel est le nom de la chèvre
qui en a rongé chaque repousse nouvelle, régulièrement, méthodiquement et
presque sans jamais faillir ?
*
Il a demandé :
« Do you love your parents ? »
Ce que j’ai répondu, je ne m’en
souviens plus. D’ailleurs, je n’ai pas répondu. J’ai parlé d’autre chose.
Plus tard seulement, la question
m’est revenue en tête, ou plutôt les mots, le son de la question. Le sens, lui,
ne m’avait pas encore atteinte. J’étais passée à côté, comme on passe à côté
d’un objet qui ne ressemble à rien. Je n’avais pas ni consciemment ni
inconsciemment changé de sujet. Seulement je n’avais pas été capable de me la
formuler à moi-même, cette question posée à l’envers du sens habituel.
Aujourd’hui, si on me demandait, je
m’en sortirais par un cliché :
« C’est sûrement les deux à la
fois. La haine, l’amour, ça va ensemble. »
Mon rire sonnerait faux, un peu
pute, un peu gêné de cette concession facile à la psychologie. En vérité chaque
tentative de réponse a un sale goût de ranci qui m’insupporte et les nouveaux
dictons populaires n’y changent rien.
« Oui »,
« non », même « oui et non », ça coince. Ça ne sort pas.
« Oui », c’est capituler. « Oui », c’est trouver un
demi-dieu grec et l’inonder de lettres d’amour agaçantes. « Oui »,
c’est suivre quelqu’un dans la rue qui le sait et qui a peur.
« Oui », c’est une page d’écriture à l’orthographe douteuse, une
faute de goût.
Et « non » ?
« Non », c’est la mort. Le vide. Un mensonge peut-être.
« Non », c’est l’amnésie, la froideur d’une phrase sans verbe.
« Non », c’est accepter le passif de l’héritage. « Non »
c’est la mécanique quantique, ses univers parallèles et autres hypothèses
effrayantes. D’ailleurs, est-ce que ça existe « non » ?
« Oui »,
« non », même « oui et non » ce n’est pas possible et mes
viscères se révoltent, refusent obstinément de répondre à cette question là.
*
On s’imagine, les adultes surtout,
que les bruits de disputes, les vociférations ne courent pas le long des
couloirs essoufflés, ne montent pas quatre à quatre les escaliers, ne
traversent pas les portes indiscrètes. Passé vingt ans, on oublie. On croit
cacher aux enfants, les mêmes choses qu’aux amis. On compte sans les petites
oreilles tendues dont la curiosité voyeuse, déjà, manque d’innocence.
De la dernière marche, en haut,
assise, silencieuse, j’écoutais les mots qui font mal. Lui, « le
beau-père », il hurlait, revenait à la charge, cent fois, mille fois. Cela
durait des heures, des soirées entières. Les mêmes sujets revenaient
inlassablement ; les amis de ma mère, leur snobisme à son égard, mon père,
son irresponsabilité latente, moi. Moi … il voulait que je parte, qu’elle
m’envoie ailleurs, au travail, ou à la rue. Pourvu que je ne sois plus là.
Pourvu que je disparaisse. J’inventais trop de sales coups. Je le faisais
exprès, contre lui, par méchanceté pure, par haine. J’étais une sale gosse,
mauvaise et vicieuse.
Des enfants comme cela, ça doit
exister. On les voit dans les films. Ils manipulent en experts, passeraient
haut la main un diplôme de technicien en déclenchement de scènes de ménages, et
lancent des phrases qui tuent :
« Je peux faire ce que je
veux. Tu n’es pas mon père de toute façon ! »
Mais moi ? En effet ce n’était
pas la haine qui me manquait, mais je le craignais trop pour oser ce dont il
m’accusait. Je mettais la table ou j’essuyais la vaisselle, tâches faciles,
réservées aux enfants, j’avais peur de commettre une erreur, peur de la colère
que ça déclencherait, des cris, des heures de violence interminables. J’avais
peur de sortir de ma chambre, peur d’y retourner, peur de respirer, d’exister.
Je m’appliquais pour tout, chaque geste, chaque seconde, comme personne ne
devrait s’appliquer. Je guettais les ombres de son visage, le ton de sa voix,
l’arrivée du prochain orage.
J’ai passé des années à tenter de
désamorcer ces tempêtes là. Sollicitude, fuite, corruption par le cadeau, peine
perdue à chercher la solution d’un casse tête sans solution. Je m’humiliais
dans les rouages de cette machine d’enfer. J’en oubliais ma rage, un monstre
paralysé de terreur.
Ma rage,
j’aurais dû la gueuler, la dégueuler sur lui et sur elle. Ça m’aurait soulagée sûrement. J’aurais pu me
défendre, être vicieuse justement. Mais non, puisqu’il arrivait qu’il ne s’en
prenne qu’à ma mère, qu’il me laisse en dehors de son horrible
« cuisinage », je me contentais d’espérer que le prochain éclat
serait pour le bénéfice exclusif de cette mère. Je la soupçonnais de la même
lâcheté d’ailleurs, ou alors pourquoi restait-elle muette quand c’était mon
tour ?
Bien sûr, elle a toujours refusé
certaines choses, cent fois, mille fois, autant de fois qu’il a fallu :
« Non ! Il est hors de
question que ma fille aille travailler à seize ans, que je ne lui paye pas des
études, que je ne fasse pas pour elle ce que mes parents ont fait pour
moi ! Non, non et non ! »
Elle ne cédait pas. Je l’admirais
même. Mais le reste ? Les autres fois, quand il ne s’agissait pas du signe
extérieur que représentent les études ? Il m’aura fallu bien du temps pour
ramener cette évidence à ma conscience : il a osé ses crises, parce
qu’elle l’a laissé faire, laissé dire. Il a poussé aussi loin qu’il a pu,
jusqu’à la limite. Et affirmer que j’étais de trop, ça faisait encore partie
des choses acceptables.
Ainsi toutes ces années, j’ai fait
erreur de personne. Je me suis trompé de haine, en partie sans doute parce que
c’était plus facile.
*
Dans une salle de classe encore
désertée, au fond d’un couloir à néon de l’université, notre petit groupe d’étudiants
attendait le début d’un cours ; climatologie tropicale, distribution
statistique, ou morphologie alpine… l’un de ceux-là ou peut-être un autre…
Je me souviens de Jean, l’obsédé
des températures et des précipitations. Il y avait Francine aussi et son
cynisme d’une perfection glaçante. Et quelques autres dont le nom m’échappe. Je
leur parlais, et je revois encore l’incompréhension sur leurs visages, leur
refus catégorique et obtus d’entendre mon explication bizarre.
C’était simple pourtant. Nous discutions
d’enfants, ceux que nous aurions ou n’aurions pas. Un jour, peut-être,
j’essayerais d’adopter un enfant, mais je ne voulais pas donner naissance
moi-même. La vie, c’était un cadeau empoisonné, une épreuve trop difficile,
remplie de choix, d’alternatives aussi rébarbatives les unes que les autres. Je
ne voulais pas, je ne pouvais pas faire cela à quelqu’un, lui donner la vie, la
douleur, l’envie de crever. Je ferais de mon mieux pour l’enfant adopté. Il
pourrait m’accuser de tout le reste, trop d’amour, pas assez, un jeu
électronique refusé, une phrase, un appel pas compris, mais pas de ça, de cet
égoïsme inadmissible. Un désir d’enfant, si jamais il m’en venait un, personne
n’en deviendrait la victime.
J’allais dire :
« Bien sûr, ils ne pouvaient
pas saisir, tous ces enfants bien-portants, qu’on puisse souhaiter ne pas être
né, qu’on puisse maudire cet événement funeste et qu’on déteste jusqu’à ce
choix intolérable de rester ou de partir, d’y rester ou d’en finir. »
Mais je me trompe. Leur chemin
différait du mien mais de là à prétendre qu’ils étaient bien-portants…
Jean ne croyait pas aux sentiments,
aucun sentiment. Il les trouvait stupides, inintéressants. Il préférait
apprendre par cœur des listes de chiffres, dessinait des cartes parfaites à
main levée et allait toutes les semaines chez une orthophoniste pour soigner un
bégaiement qui d’ailleurs refusait de s’en aller.
Le père de Francine menaçait chaque
week-end d’arrêter de lui payer ses études. Il avait oublié de prévoir une
chambre pour elle dans son nouvel appartement entièrement repensé par
décorateur d’intérieur. Elle, elle manquait les cours pour se jeter dans le
sport comme on se suicide, pratiquait entre autre l’escalade sans équipements
de sûreté et ne mangeait presque rien. Son frère faisait des conneries, de
celles qui, un jour ou l’autre, vous conduisent en prison.
Non, décidément pas aussi
bien-portant que cela…Et moi, je me sentais plutôt esseulée, en face de ces
esprits fermés et enfermés. Trois gouttes d’eau sous les plafonds délabrés
d’une université en mal de subventions. Nous nous ressemblions, mais je ne le
voyais pas.
*
Son air froid m’a surpris. Quand on
court après quelques beaux souvenirs d’enfance, on ne s’attend pas à un accueil
si distant.
Elle ne se souvenait pas de moi.
« Vous vous rappelez sans
doute mes parents. Ils faisaient partie du groupe de gens qui avaient acheté
l’ancienne abbaye. »
Elle a rétorqué sèchement :
« Quel groupe de gens ?
L’abbaye n’appartenait qu’à Jean-Claude et à moi ! »
J’ai mordu ma langue. Évidemment,
je n’avais que sept ou huit ans au temps béni de l’abbaye. Je n’avais pas prêté
attention aux détails matériels de son achat.
Faudrait-il supposer, d’après le
ton de sa voix, que certains rêves post-soixante-huitards ratent ou déçoivent
et qu’il en reste parfois quelque amertume ? L’abbaye n’aurait donc pas
été pour tous le paradis de ma mémoire. »
Son fils, le but de ma visite, mon
ancien compagnon de jeux et de frasques, lui non plus, ne reconnaissait en moi
rien du passé. Il avait vu tellement d’enfants défiler, jour après jour, de
tous les âges et de toutes les humeurs. La seule continuité pour lui avait été
le lieu. Les gens, eux, avaient sans doute disparu en images floues, en
souvenirs vagues de présences nombreuses mais lointaines, en richesse de
couleurs et de sons déconnectés.
Du reste, les heures, tout comme
les mètres carrés de l’enfance sont malléables et tendent souvent à s’étirer
plus qu’on ne le réalise. Finalement, silhouette parmi les autres, la durée
exacte de mes séjours à l’abbaye m’échappe, trois ou quatre week-ends
seulement, peut-être même un seul. Mais qu’importe. Il existe une abbaye qui
n’appartient qu’à moi, pas celle de cette ex-propriétaire revêche et légitime,
ni celle de son fils pourtant ancien roi des lieux. J’y suis restée des
vacances complètes, des mois d’été entiers, dans cette abbaye là.
Mon abbaye magique, avec sa forme
de L, presque un boomerang, me revient sans faute en plein cœur. Elle se
cachait derrière son alignement d’arbres et de ronces folles, s’étirait en couloirs
abandonnés, se divisait en recoins innombrables dans le secret minimaliste de
ces cellules désertes. Elle brillait comme un trésor avec son tas de
voitures-épaves, terrain de jeu accidentel et réserve de casse permise, avec
aussi son ancien grenier à foin, sorte de cabane aménagée pour s’amuser à
l’indépendance.
On explorait les dédales
fantomatiques de l’abbaye avec une bougie et le courage des aventuriers. On
s’ébattait dans l’eau froide de son lavoir à forme d’auge ainsi repensé en
baignoire de plein air. Entre autre souvenir idyllique et idéalisé, figure
aussi l’agitation joyeuse dans l’immense cuisine, avant les repas, salade de
tomates rouges et rires oranges, pères et mères de supplément et rab
d’affection.
Pour ma mère, l’abbaye a été le lieu
d’une expérimentation d’un autre ordre. Là-bas, elle a essayé de croire à
l’union libre, d’imiter mon père dans son besoin de chairs nouvelles. Abbaye de
l’amour facile, abbaye des vérités difficiles, une autre histoire à raconter,
mais elle ne m’appartient pas.
La grande cour carrée de l’abbaye,
avec son mélange savant de touffes sauvages et d’adultes éparpillés, arborait
une désinvolture verdoyante. Une piscine montable, nouveauté ronde et bleue,
trônait à côté du lavoir et je nageais. Une autre petite fille se baignait près
de moi, les bras munis de deux flotteurs en plastique orange.
En haut, le soleil et la brise et
le chant des oiseaux. En bas, le bleu du silence, le bleu de la fraîcheur et de
l’apesanteur. Je remontais et je redescendais. En bas la caresse bleue de l’eau
divague. En bas, dans sa liberté bleue, le corps oublie les angles. En haut
l’air ramène à la vie. Je descendais de nouveau. En bas est un ailleurs bleu de
souvenir et d’amnésie, un commencement, le lieu impalpable d’une élection. Je
remontais encore.
J’ai regardé la petite fille.
Amusée d’une idée taquine, d’une entrée en matière maladroite, j’ai réprimé un
sourire. J’ai replongé et sous l’eau, j’ai nagé jusqu’à elle. J’ai tiré sa
cheville. Ses jambes ont pédalé et quelques éclats de rires assourdis se sont
faufilés jusqu’à moi. À mon tour, j’ai gloussé. L’eau ne se rit pas plus
qu’elle ne se respire, j’ai donc regagné la surface.
La petite fille, soulevée par deux
adultes, toussait, criait et se débattait. On l’a emportée, séchée et rhabillée.
Je l’entendais au loin qui pleurait encore, qui après la panique ne se
rassurait pas.
On allait me chasser, me traiter
d’assassin, quand on aurait fini de la consoler, quand on lèverait les yeux,
quand on m’apercevrait, on me détesterait. J’attendais. Je ruminais ce monde
gothique où les monstres ressemblent à des enfants et où les accidents
s’embusquent. Sachant par expérience que la fuite retarde mais n’empêche rien,
je cherchais les regards, les premiers sursauts de ma punition.
Rien ne s’est produit, pas de
réprimande, pas l’ombre d’un opprobre. On allait m’ignorer peut-être, par
dégoût ou par indulgence, une sorte de protestation sans les bruits, un
remplacement, une version adoucie… Mais non ; les yeux posés sur moi ne se
détournaient pas, paraissaient même un peu s’attarder, mais sans hostilité,
inquiets presque, comme pour s’assurer, comme si moi aussi j’avais frôlé le
désastre. Plus tard et comme je m’ennuyais à fuir les coups de soleil, ma mère
m’a proposé d’aller nager avec ma robe.
A-t-on reconnu l’inutilité de me
faire la leçon ? A-t-on compris le superflu du cri ? À l’abbaye ce
jour là, de la noyade on a tiré deux rescapées et dans la bouée qu’on m’a
lancée, l’intelligence s’était mêlée à l’air et au plastique orange.
*
Le drap indocile refusait avec
entêtement de se conduire comme il se doit et m’empêchait d’étendre mes jambes
jusqu’au fond du lit. J’essayais un peu de pousser le rebelle du pied mais rien
à faire. Des yeux et des mains j’ai cherché l’interrupteur fluorescent afin de jeter
un peu de lumière sur ce mystère quelque peu inquiétant. J’ai trouvé une nuit
d’ébène parfaite et les barreaux froids en fer forgé du lit mais pas
d’interrupteur. J’ai poussé de plus belle et l’indifférence manifeste et
ostentatoire du drap capricieux commençait sérieusement à m’énerver.
L’effet produit devait ressembler à
celui d’un lit en porte-feuille. Observation d’ailleurs inutile puisque
j’ignorais tout du procédé et de la façon d’y remédier. Du reste personne
n’aurait eu l’idée saugrenue de venir refaire mon lit en plein milieu de la
nuit.
La solution calme consisterait à
décider que ma situation bien qu’inexplicable n’était pas dangereuse et à me
rendormir en espérant que le soleil se lèverait comme à son habitude et
m’éclairerait sur la logique inconnue du lit farceur. La solution courageuse
serait de descendre du lit, de se diriger vers l’interrupteur mural et de
braver le crocodile et le loup embusqués sous le sommier. Il restait la
solution bruyante. J’ai donc commencé à hurler.
Deux minutes, trois minutes,
personne ne venait et ma peur grandissait. Je ne pouvais guère continuer à
appeler indéfiniment jusqu’au matin. Je ne pouvais pas non plus abandonner mon
entreprise, mes cris ayant sûrement à la longue réveillé le loup et le
crocodile. Bien sûr, le crocodile ne sortait pas en général de dessous le lit
et ne représentait un danger qu’à la descente ou à la monté mais rien ne
prouvait que le loup, de nature moins prédictible et plus sournoise ne
s’occupait pas déjà à se lécher les babines dans le noir. En conséquence et
pour l’heure, je redoublais d’ardeur.
Finalement j’ai entendu des pas…
mon père sans doute. La porte s’est ouverte. J’ai vu en même temps la
silhouette de ma mère dans l’encadrement et l’explication tant espérée ;
je me trouvais la tête aux pieds. Une autre peur a remplacé la précédente. Si
personne n’apprécie d’être tiré du lit aux heures impossibles de la nuit, ma
mère faisait partie de ces gens au sommeil impérieux et aux réveils d’humeur
mauvaise. Je tremblais d’avance. Se retrouver à l’envers dans son lit ne
justifiait certainement pas tant de vocalises.
Je ne me souviens pas de ses mots
mais la tranquillité de sa réaction m’a étonnée. Peut-être mes cris n’avaient
interrompu, au lieu du sommeil qu’une séance de lecture tardive, ou bien elle
me pardonnait cet enfantillage puisque somme toute j’en avais l’âge et même pas
l’habitude. De fait, je ne souhaitais pas venir à bout de cette patience
nouvellement découverte et si possible je ne recommencerais pas.
*
L’école… je voudrais écrire une ode
à l’école.
On l’accuse ; Elle n’enseigne
que le dégoût d’apprendre. Elle assomme des générations entières à grands coups
d’horaires anti-syndicaux, manque d’à propos avec son académisme planant et
perpétue l’engrenage de l’exclusion.
On a raison sans doute, mais moi,
l’école m’a sauvée du dépérissement. Je m’y accrochais comme à une bouée. Je
travaillais à mes devoirs comme on écrit une lettre d’amour, pour combler
l’absence, pour offrir de la besogne aux débordements de son cœur.
L’amante frémit au souvenir d’une
expression, d’un geste de son homme, des formes de son corps, du mélange de
leur chair. Je chérissais l’enchaînement implacable et dramatique dans la chair
de l’histoire, les courbes parfaites de la logique mathématique, le regard perçant
des sciences physiques et puis l’imagination prodigieuse d’Einstein dans sa
quête de l’équation unique. Je m’abandonnais aux méandres moites de
l’exploration littéraire, aux détails intimes des idiomes étrangers, à
l’austérité érectile et exotique de la géographie. J’y passais des soirées, des
week-ends, des vacances à me blottir sous le poids rassurant de l’école.
J’échappais à la haine, au rejet, aux cris qui montaient par l’escalier.
J’entrais dans l’ordre gratifiant de la reconnaissance. Je faisais provision
d’amour.
Je réussissais, on ne s’inquiétait
pas.
Je n’étais pas de ces élèves trop
sages, presque éteints et sans corps. Je vivais pour la leçon et dans la leçon,
lieu et heure de mon rendez-vous. J’y mettais toute ma ferveur, toute mon
intelligence. Quand j’appréciais le professeur, l’éclat placé à dessein dans
mes yeux soulignait la force de ma présence, l’entièreté de ma dévotion.
J’allais chercher dans l’empathie, les chemins d’une complicité avec mon
Pygmalion. Parfois l’élève d’un tête-à-tête public, parfois le dernier recours
d’un enseignant soucieux de participation collective, je pillais sans remord
mes congénères de leur part. Le temps de la classe et ses invraisemblables
séductions m’appartenaient.
Témoins de ma voracité, il me reste
quelques lettres d’un professeur qui lui aussi peut-être fuyait le reste de sa
vie entre les tristes murs du lycée. Frédéric Ferro aimait ce qu’il appelait
mon ton de flèche et mon droit regard bleu au milieu de la classe.
Il ne s’est rien passé, ou presque rien.
Par sagesse et par lâcheté, il m’a laissée à la vie de province. Deux ans plus
tard il m’a écrit ne s’en être pas remis mieux que moi. Avec le temps cela m’a
consolée.
De lui, j’ai gardé comme une sorte
de parent intérieur, un peu incestueux tout de même, un lieu en moi pour une
classe buissonnière de soutien à l’amour propre.
École aux trésors, je te remercie
pour tout ce que je t’ai volé !
*
Je rentrais du lycée. Deux minutes
de marche. J’ai ouvert la porte. J’ai vu dans l’entrée du salon, une couverture
étalée sur le sol et jonchée de papiers d’emballage fripés. Je ne comprenais
pas. Quand on renverse la poubelle, on ne prend pas en général la précaution de
protéger la moquette, et puis on ne laisse pas le tout sur place comme s’il
s’agissait d’une œuvre d’art contemporain. D’ailleurs, à bien y regarder, la
répartition des déchets suggérait davantage l’existence d’un ordre décidé que
le hasard d’une chute.
J’ai levé la tête. Le beau-père,
comme surgi de nulle part, arrivait sur moi, gestes menaçants et petits yeux
noirs gorgés d’aversion :
« Qu’est ce que c’est que
ça !?! »
J’allais tout nier en bloc. Non, je
n’y étais pour rien. Non, je n’avais pas fait tomber la poubelle. Et pour
preuve, je n’étais même pas rentrée manger à midi ! Mais au milieu du déluge,
des aboiements et des injures, j’ai finalement saisi la raison de cette mise en
scène ; les papiers, les saloperies venaient de la poubelle de ma chambre,
preuve irréfutable de ma bassesse. Je prétendais faire un régime. J’utilisais
même du faux sucre, trois fois plus cher que l’autre et par-derrière je me
gavais de chocolats. J’étais un parasite merdique, une sale dure calculatrice,
un rebut sans cœur…
Ma mère, occupée à fumer, gardait
le silence.
Toutes ces années depuis, je n’ai
pas manqué de lui en vouloir mais quelques questions longtemps laissées de
côté, avec le temps se sont finalement dessinées : cette mère, adepte de
la psychanalyse et de surcroît elle-même victime de dérèglements alimentaires,
pouvait-elle vraiment prétendre à l’ignorance ? Dans sa collection de
théories, n’y en avait-il pas une pour formuler l’évidence, que l’insulte ne
peut qu’accentuer les tendances à l’autodestruction ? Chez elle tellement
plus que chez lui, l’hypothèse d’une lacune de cet ordre penche vers l’impossible
et puis j’ai perdu l’humeur de lui trouver des excuses.
Pourtant on n’apprend pas de ses
parents ce qu’eux même ne savent pas et je soupçonnerais bien quelques
violences similaires dans l’enfance de cette mère. Par elle, je ne sais presque
rien de son père, mon grand-père, un respectable directeur d’école. Mais je
l’ai vu à l’œuvre. Il ne supportait pas la vue de Franck, fils de sa seconde
femme et pendant des années, il l’a interdit de table. Franck, jusqu’à ce
qu’enfin il quitte l’école et parte, a mangé dans sa chambre et subi un exil de
paria avec sa petite dînette de conserves et son réchaud à gaz.
Je viens d’une longue lignée
d’experts de la torture mentale. Ma mère la pratiquait de façon moins directe
et moi, vers sept ou huit ans, je torturais le chat. Je me souviens, deux fois
de suite je l’ai jeté dans le jardin du voisin, domaine très gardé d’un bulldog
agressif..
*
À vingt ans j’ai pensé :
« Je ne vis presque pas.
Allons voir si le monde existe. »
En chemin, sac au dos, sur un
bateau de nuit et sur la mer Baltique, j’ai posé sans rien dire ma main dans
celle de Mathew étonné.
Depuis six ans, je vis avec lui
près d’Oxford. Il ne crie presque jamais et entre autres détails non
négligeables, celui-là a bien son importance.
Six ans… je remarque soudain comme
les dix ou onze ans d’un autre couple, mes parents, ont presque disparu
derrière les tournures plus récentes de leur vie. Un rideau est tombé, un
brouillard très épais. Côté jardin, mon père, barbu, chevelu, retape sa énième
baraque. Côté cour, ma mère, rouge à lèvre Chanel, achète sa énième paire
d’escarpins.
En salle des professeurs, s’il
arrive qu’un de leur jeune collègue, au détour d’une phrase, comprenne que ces
deux là ont eu ensemble une fille, ça lui fait drôle. Il se met à douter de la
manière dont on fait les enfants.
Pour eux, songer à cette période
lointaine, courte même, comparée aux seize ans encore à suivre et passés depuis
dans une autre histoire, relève probablement de l’inutile. Et moi, j’ai oublié.
Ma mémoire se traîne en images abîmées, je n’y reconnais pas les personnages.
D’elle et de lui ensemble, je n’ai rien conservé, ou presque rien.
Je viens d’un amour mort et
enterré. Le dieu qui m’a créée a été oublié.
J’ajouterais volontiers que j’erre
sans but sur la terre mais il ne faut quand même pas exagérer.
*
Deux tables plus loin, quelqu’un,
un adolescent parmi d’autres adolescents, un reste d’interrogation dans le
regard, a lancé d’une voix ferme :
« Everybody loves babies. »
Il parlait d’après, du moment où la
petite chose grandit et des mères qui se désintéressent. Il se souvenait
peut-être d’un frère ou d’une sœur nés après lui, du sentiment de l’abandon.
Moi, je suis fille unique, j’ignore la servitude et les couleurs de cette
douleur là. Le groupe a acquiescé. Eux aussi en savaient sûrement plus que moi
sur la question.
J’ai revu l’université. J’ai revu
le consensus, la certitude indiscutable, étudiants et professeurs oubliant
réciproquement cynisme et réserve, les yeux attendris devant le ventre rond de
l’une d’entre nous. De jour en jour, elle s’alourdissait. Je la trouvais un peu
légère, un peu pressée, un peu stupide même de s’embarquer en même temps pour
la licence et pour l’enfant.
Deux tables plus loin, une fois de
plus, il n’y a sans doute que moi à la ronde pour oser des pensées
dissonantes :
« Non, tout le monde n’aime
pas les bébés. »
Ma mère l’a répété, le répète
encore certainement, les bébés ne l’intéressent pas. L’enfant, jusqu’à ce qu’il
maîtrise la phrase, le discours, l’abstraction ne mérite en rien son attention.
Je n’objectais pas, je ne m’étonnais pas, mon dégoût dépassait le sien. À l’âge
de ces jeunes gens attablés, je n’éprouvais à l’égard des petits d’hommes que
répulsion et envies de massacre.
Je haïssais ces petites créatures,
leur façon de tout exiger et de ne rien donner. Je détestais leur vacuité
dictatoriale, leur vocation en éponge d’amour, leur bonheur malodorant.
Les adultes, forts de savoir que le
ridicule ne tue pas et dans un élan sincère d’allure très ovine, bêtifiaient
avec entrain et s’engouffraient tout jubilants dans la caricature et la
tradition. Leur oubli total et presque théâtral du reste du monde puait la
cruauté calculée autant que le bon sentiment.
Cette chose, bien qu’à peu près
inerte, possédait une voix, un droit de veto en décibels, un règne absolu sur
les échanges. Je refusais ce lot de misère, cette obligation de payer son dû et
de converger dans l’adoration collective du machin. Je manquais des richesses
nécessaires. Et dans le petit bout de chair gigotant, à la fois porte et clef
d’une ouverture possible, la seule ouverture possible, je ne voyais qu’un mur
gris, le paravent derrière lequel on se cachait de moi.
Je ne me demandais pas comment une
mère agit avec un bébé, son bébé, qui ne l’intéresse pas, ce qu’elle omet, ce
qui lui manquera, ce qui ne se produira pas, ce qui s’ajoutera aux déceptions
ordinaires. Dans le désordre désagréable de mes ressentiments, je n’avais pas
songé que le rejeton, l’objet si fragile de mon mépris, n’était peut-être rien
d’autre que moi-même.
*
Depuis le jour où pressée et le bac
en poche, j’ai quitté la maison maternelle, on dirait que tout a fini par
s’arranger. On dirait même qu’ils ont de l’amour à revendre. On dirait que j’ai
rêvé le passé.
Le frigidaire regorge, les amis
défilent. Quand ils sont attendus, ils entrent sans frapper. Le jardin
prolifère en jungle de rosiers et fleurs diverses entremêlées. Les soirs d’été,
avec son ombre fraîche, il tient lieu de salle à manger et de recoin à la
chandelle pour discussions tardives. On y amène les belles assiettes anciennes,
on s’y assoit autour de la grande table blanche en fer forgé. Deux grands chats
finement nourris paressent dans les fauteuils du salon. Les murs de l’entrée,
comme dans un garde à vous touchant, exhibent leurs fières poitrines décorées
de dessins d’enfants. Les créateurs célébrés en sont deux petits garçons frisés
et blonds, fils d’un couple d’amis, filleuls version laïque de ma mère et de
son mari. Ils les voient souvent, s’occupent d’eux sûrement très bien. À les
écouter, à les regarder, lui surtout, on croirait que la place dans leur cœur a
toujours existé, que ces deux enfants sont venus combler un vide déjà ancien.
Le climat d’hystérie dont ma mémoire déborde, je ne l’ai ni subi ni suspecté
depuis des années. Je ne pourrais pas garantir qu’à ce jour, ils trouvent
encore avantage à s’y vautrer.
Il est vrai que je n’y vais pas
souvent, invitée occasionnelle, étrangère de passage, leur quotidien m’échappe
et j’échappe à leur quotidien. Pourtant, le vent a forcément un peu tourné,
l’amitié n’appartient plus au domaine réservé de ma mère… Ce revirement
profond, à peine croyable, je gage qu’il n’est pas déconnecté du reste, des
heures moins publiques de leur vie.
Ce que j’ignore, c’est si à force
de hurler et de casser, un jour, presque naturellement, il est arrivé au bout
de sa haine, ou s’il a suffi que je parte…
*
Par manque d’imagination
peut-être ; père et mère professeurs, leurs amis aussi, grands-parents
instituteurs… je voulais enseigner.
Les autres personnes, les visages
dans la rue, les gens derrière les comptoirs ne possédaient pas d’âme, pas
d’intelligence, pas de vie. En groupes d’esseulés à façades impersonnelles, ils
erraient dans un pays de limbes beiges et brumeux, un pays d’absence fade dans
lequel j’aurais risqué de me perdre ou de disparaître.
Rien d’autre décidément ne
m’attirait que l’enseignement. Et puis j’avais la passion pédagogique. Ma mère
parlait souvent de cet exercice difficile et trempé de psychologie. Mécanismes
cognitifs, dynamique de groupe, pédagogie différentiée et autres mots savants,
je ne ferais pas partie des déçus de l’enseignement, de ceux qui découvraient
un peu trop tard que réciter son cours ne suffit pas.
Du reste, dans les questions de mes
camarades de classe, je savais, parfois mieux que certains professeurs, déceler
l’indice, la piste dans le labyrinthe qui mène au blocage, à la zone d’ombre,
l’origine de l’incompréhension. J’avais un don, une preuve s’il en fallait, de
la pertinence de mon choix. J’attendais avec impatience mon tour de faciliter
la connaissance, mon tour de sauver comme on m’avait sauvée, j’attendais ce
voyage au cœur de l’humain que suppose l’explication, j’attendais ce rôle
d’éclairer puisque, en tant qu’élève, il ne m’incombait que trop rarement. Je
prévoyais déjà ; plans de cours, aides visuelles, diversification de
matériel pédagogique. Je rêvais de la logique, des liens entre toutes choses
que, dans le morcellement des programmes, on négligeait toujours de nous
révéler. Dans mes classes on comprendrait, on déduirait plutôt qu’on
apprendrait. Dans mes classes on n’oublierait pas de vivre.
On me nommerait certainement dans
le Nord, près de Lille, avec un peu de chance. Les paysages industriels
conviendraient à ma nature mélancolique. J’habiterais un studio rénové. Un jour,
peut-être, dans la salle des professeurs, je rencontrerais quelqu’un. Je
resterais dans le ventre protecteur de l’école, je ne quitterais pas ce lieu
d’amour et de chance, je ne m’éloignerais pas des couloirs jaunes pipi et des
grands tableaux noirs de ma maison préférée.
À force, le jour est venu ; un
stage pratique dans le cadre d’une formation pédagogique à l’université
d’Oxford. En face de quelques classes prêtées pour trois mois, j’ai vite
compris que je ne sauverais personne.
Moi le flic, eux, l’hydre infernale
à têtes multiples, il n’existait entre nous rien d’autre qu’une aversion
croissante. De triste ennui en désir de vengeance et d’attaques répétées en
ripostes désastreuses, au milieu de ce naufrage ridicule de mes bons
sentiments, je m’engluais dans une rage primitive d’animal aux abois.
On n’invente pas de la persistance
aux générosités trop fragiles, on n’apprend rien de beau, malgré soi et comme
par accident à celui qu’on déteste. On ne fait pas non plus, malgré lui, le
bien de celui qui refuse. D’ailleurs, que conclure de cette révolte si totale,
de ce haut le cœur viscéral, sinon qu’on a été trop présomptueux et qu’on s’est
trompé de cadeau.
Quand j’en ai eu marre de la
guerre, marre aussi des flatteurs à la sollicitude terne et rampante, marre de
maudire le petit matin de chaque nouvelle journée, j’ai jeté aux ordures mon
vieux rêve mal choisi. Tant pis si dans ma conviction trop optimiste j’avais
oublié de m’en confectionner un de rechange. Je n’irais pas réclamer ma part
d’incompétence au sein du petit groupe des professeurs fourvoyés, malheureux et
minables.
Avais-je bêtement espéré qu’en
prime de la fonction, j’obtiendrais par d’autres l’amour de l’élève que
j’étais ? Avais-je pris soin d’ignorer que le charisme et le talent me
manqueraient ? Que l’on puisse à ce point se méprendre sur soi-même me
laisse somme toute plutôt effarée… effrayée aussi.
*
Ces rêves qui reviennent doivent
signifier quelque chose. Infatigables, ils me chuchotent en confidence un
message que je ne saisis pas. Je retourne sans cesse sur quelques lieux du
passé, j’essaye de recommencer ce que j’y ai déjà vécu et puis je me demande ce
que je fais là, ce qui me retient si loin de ma vraie vie. Mon mari me manque.
Je décide de rentrer.
Je retourne à l’école primaire et
avec d’autres j’assiste aux cours en adulte. J’observe l’instituteur.
J’apprends à l’imiter. Tandis qu’à l’avant, les jeunes élèves prêtent attention
au contenu, découvrent la leçon comme je l’ai découverte à leur âge. Du fond de
la classe, je m’intéresse plutôt à la forme, à la façon d’enseigner. Je sais
que cela va durer des années, que du Cours Préparatoire à l’université, il va
me falloir tout reprendre, heure par heure, matière par matière. Le but
m’apparaît trop lointain. Je décide de rentrer.
Je retourne en Terminale. L’année,
pour moi, ne débute pas très bien. Le travail me fatigue et je me décourage.
Mon niveau laisse à désirer. Je m’étonne, ayant déjà obtenu le Baccalauréat,
d’avoir à le repasser. Je sens que je n’y arriverai pas. Je décide de rentrer.
Je retourne à l’université. Je
cherche un appartement. Je retrouve mon studio encore meublé de mes affaires.
La boite aux lettres déborde. Je m’interroge sur la nécessité d’habiter là. Ma
vie n’est-elle pas en Angleterre ? Je décide de rentrer. Je dois trier,
empaqueter, déménager. Je m’embrouille dans les cartons et les objets. La même
scène se déroule parfois dans mon ancienne chambre de la maison maternelle ou
bien dans celle de mon enfance. J’ai peur de ne pas savoir venir à bout de ma
tâche, de ne pas arriver à rentrer.
Je retourne à Oxford. Les bâtiments
de Westminster College occupent une petite presqu’île tapie dans le brouillard.
Un pont flanqué de deux guérites mène au grand portail de l’entrée et débouche
sur une cour dont l’immensité pavée donne au collège un air de palais royal.
Derrière les dépendances, une zone abandonnée de ronces et de marécages permet
à celui qui connaît le chemin, de rejoindre la rive d’une manière plus
originale. Je connais le chemin. J’habite sur cette presqu’île, dans un dortoir
universitaire. Mathew, mon mari, dort dans un lit près du mien. L’intimité nous
manque. Nous repensons à notre maison. Nous décidons de rentrer.
Je collectionne ces rêves d’une
même famille depuis le temps de l’université, excepté qu’à cette époque,
évidemment, je ne retournais pas encore à Oxford et quand je décidais de
rentrer, je pensais à mon studio d’étudiante plutôt qu’à l’Angleterre.
Ces rêves semblent parler de
quelque chose d’inachevé, mais quoi ? Ma mère peut-être, encore elle, jouerait
là-dedans quelque rôle ignoré, ou peut-être non mais à part cela je ne vois
rien ou presque rien.
*
Les seuls éléments, les seuls
repères quant à la vie de mes parents, je les tiens de ma mère. Ils sont rares,
je les combine et dans ma tête je me raconte une histoire. Celle histoire, sans
doute trop simple, naïve ou même peut-être fausse a comme un aspect lisse qui
me plaît alors je l’ai adoptée.
Elle, lit d’hôpital, septicémie
tenace, attendait que la maladie veuille bien l’oublier. Lui, entreprenait ses
premières escapades et le lui rapportait. Entre eux pas de mensonges.
Elle a pensé que ça lui passerait.
Ça fait beaucoup pour un seul homme, d’accompagner un jour sa femme enceinte à
la maternité, d’entendre derrière la porte un vacarme métallique de forceps que
l’on essaye tour à tour et puis que l’on jette et finalement de se retrouver
avec l’enfant mais sans la femme ; échange inégal, compensation inadéquate
pour la vie en danger de cette nouvellement mère.
Elle a guéri. Elle a pensé que ça
lui passerait, que le choc l’avait perturbé. Un an, deux ans, chaque jour se
ressemble et on ne sait jamais lequel choisir pour s’arrêter d’espérer.
La jalousie, je ne crois pas
qu’elle m’en ait parlé. Ce n’était pas un sentiment à la mode chez les anciens
jeunes soixante-huitards. Tout de même, avec sa manie de la diversification, il
laissait derrière lui un peu trop de désert et un peu trop de silence. Elle a
songé qu’en agissant comme lui, peut-être elle comblerait le vide. Elle a
essayé quelque temps mais ça lui a déplu. Elle a abandonné et elle a dit :
« Tant pis, je
m’habituerai ! »
À force, elle a réussi, elle a
inventé cette habitude de vivre avec lui mais sans lui. À force, un jour,
beaucoup d’années plus tard, elle est partie et lui innocent, malheureux, ne
s’y attendait pas.
Je me demande à quoi les hommes
pensent. Il est vrai que de sa bouche à lui, je ne sais presque rien.
CHAPITRE 10
(Chère) Zoé,
Le déménagement est prévu dans deux mois. Je ne sais si je pourrai y
contribuer, ou s’il faudra que je regarde les autres faire. Il se pourrait
aussi que j’en sois absente et hospitalisée à Dracy.
J’ai cette manie de lancer des questions à l’avenir, de baliser les temps
prochains et d’y interroger l’ordre et les juxtapositions. Les devinettes sont
un peu bêtes et les réponses attendues un peu stupidement binaires. L’histoire
avec Julien durera-t-elle plus que les six ans de celle avec Mike ? Le
temps répondra d’ici un an et demi. Pourrai-je comme je l’avais souhaité, d’ici
deux ans, faire démolir le bungalow que j’appelle ma maison et le remplacer par
une vraie construction ? Retournerai-je un jour en Angleterre ?
La douleur, la maladie creusent ces questions coutumières au-delà du
supportable. Les réponses sont lointaines, incertaines plus qu’à l’ordinaire et
aussi tremblantes que de vieilles femmes usées par la vie. J’ai envie
d’immédiat, de rythme et de couleurs tranchées. Juste pour cela je me demande
si j’aurai mal demain, comme tous les jours depuis trop longtemps, ou si je
serai morte dans la nuit, d’un tout petit arrêt cardiaque. Il y a des limites
non, à ce qu’on peut supporter ? Les médicaments du soir commencent à
faire effet. Je m’endors, la douleur cède un peu et l’idée me rassure, l’idée
qu’une seule petite nuit suffira à l’avènement d’une sorte d’aboutissement formel.
CHAPITRE 11
(Chère) Louna,
Déçue par moi, tu l’as été. Une fois au moins. Une fois où je l’ai su
puisque tu me l’as dit.
Quand j’ai pris le poste à Auxerre, c’était pour quitter l’Isère et la
proximité de Raphaël. C’était aussi pour arriver vers toi. J’avais souvent
choisi l’ailleurs, l’amour et le départ, mais puisque j’avais payé tout cela
bien trop cher et puisqu’il était sérieusement temps finalement de penser à
gagner sa vie, pourquoi alors en effet ne pas enfin opter pour le retour ?
Nos années sans se voir, six ans pour une dispute, mes absences loin de France
et celles en France mais loin d’ici, quand je t’ai annoncé mon retour dans
l’Yonne, mon arrivée prochaine à Auxerre, tu as rêvé de soirées comme avant.
Les soirées chocolat, musique et bavardages de nos quinze ou seize ans. Je
préférais les week-ends, trop de fatigue le soir en rentrant, pas assez
d’énergie. Les soirs, les week-ends… à quoi ça tient parfois ? J’ignore
d’ailleurs si cela t’avait déplu vraiment, ou juste un peu. Je connais mieux,
c’est normal, le sujet des déceptions causées par toi.
J’avais voulu ton avis sur un texte, ton avis d’ex-étudiante en lettres
modernes et d’amoureuse informée de la littérature. Ce récit, ce début de roman
écrit quelques années plus tôt, était-il attachant quoique maladroit ?
Était-il un tant soit peu prometteur, bien que perfectible ? Je t’avais
laissé à lire cette quelque vingtaine de feuillets. Un jour, plus tard, tu me
les as rendus et tu as éprouvé la plus grande difficulté à tenir le moindre
propos sur le sujet. Vingt pages c’était trop court pour juger. Non vraiment,
tu ne savais que dire. La proximité amicale avec moi rendait-elle la critique
malaisée ? Non, pas vraiment. Le sujet était-il trop personnel, trop
proche de nos vies pour permettre le recul indispensable ? Non plus. Il y
a des moments délicats dans la vie n’est-ce pas ? À ce jour, je ne sais
toujours pas si mes pages étaient, à tes yeux, indiciblement mauvaises,
lourdes, étriquées, ternes et prétentieuses ou s’il convient juste d’éviter de
sommer quelqu’un d’avoir une opinion. Quand nous allions au cinéma, Raphaël
avait parfois cette manière empressée d’attendre de moi je ne sais quelle
brillante analyse. À chaud, au sortir de la salle, je lui devais un article de
trois pages sur les enjeux du film. Et moi, de temps en temps, j’aurais juste
eu envie de blottir mes mains dans les poches de mon anorak et de vagabonder
tranquillement jusqu’à la voiture. Je n’étais pas critique cinématographique et
tu n’étais pas non plus éditrice de jeunes auteurs. Quant à la question de
savoir si j’étais ou non un écrivain, aucun élément d’une éventuelle réponse ne
m’a été communiqué ce jour là.
Un an ou deux ans plus tard, il y eut l’histoire de ton tableau préféré.
Je ne souhaitais plus participer à ces expositions locales où l’on adore les
petits ponts sur les petites rivières surtout lorsqu’ils sont ressemblants. Je
suis une peintre abstraite et je m’ennuie dans ces endroits. Mes toiles
dormaient, bien protégées dans le garage. J’ai décidé qu’il serait plus approprié
d’en faire présent à des personnes qui les apprécieraient. Ton tableau préféré
se trouvait parmi les trois plus grands, un mètre sur un mètre, avec des gris
au couteau, des outremer et des turquoise. J’ai hésité un peu. Et puis
finalement, puisque j’avais envie de faire vivre les œuvres avec les gens et
puisque tu n’étais tout de même rien moins que ma meilleure amie, j’ai fini par
te proposer cette grande acrylique bleue sur bois. À ton tour tu as hésité. Il
aurait été plus juste, vraiment, que le tableau me soit acheté et toi tu n’en
avais pas les moyens. D'autres arguments avaient suivi, quelques scrupules à
accepter, rien cependant qui ne tienne la route face à la logique du projet. La
peinture arriverait donc chez toi prochainement. Tu la fixerais sur l’un des
murs de ta chambre, celui en face du lit probablement. Là maintenant, toutes
ces années plus tard, je songe que peut-être j’aurais pu me sentir flattée.
N’était-ce pas le meilleur endroit pour plonger dans une œuvre, allongé le
soir, loin des péripéties de la journée ? Mais non, un sentiment d’échec
m’a resserré la gorge. Sans l’avoir vraiment formulé, ni à toi et guère plus à
moi-même, je l’avais imaginé vu par d’autres, dans le salon plutôt et
alimentant quelques discussions. Sortir du garage, c’était pour être vu, même
si te sachant à peine plus sociable que moi, je ne comptais pas sur ton salon
pour lancer une carrière. Non, décidément, ta chambre ne faisait pas figure de
destinée. Quand je t’ai expliqué cela, que j’aurais aimé que d’autres le
voient, que par sa taille entre autre, il n’aspirait pas au confinement, tu as
rétorqué sèchement que de toute façon tu n’en avais rien à foutre de mon
tableau. Ainsi, la discussion comme le projet de cadeau s’étaient arrêtés là.
Quand on tient aux gens, on leur trouve des excuses. Lorsque l’on cherche un
peu on trouve toujours des excuses. Dans quelques mois tu accoucherais. Ne pas
avoir le bébé ou bien l’avoir toute seule, tu avais fait ton choix mais tu
aurais bien sûr préféré la troisième option. Ce que tu vivais, c’était une
sorte de deuil. La vie future s’annonçait rude et ce n’était pas un tableau,
même le plus grand, qui te consolerait.
Un ou deux ans plus tard encore, il y eut la hernie discale, ou plutôt la
sciatique paralysante par laquelle j’appris qu’existait une telle calamité. On
m’avait fait un scanner aux urgences à deux heures du matin. Il aurait fallu
que je retourne chercher le compte-rendu. Par fax, on accepterait de me le
transmettre mais chez moi pas de fax. J'étais incapable de supporter la
position assise plus des trente secondes nécessaires pour aller aux toilettes.
Je n’imaginais guère prendre la voiture et y rester les soixante minutes que
durerait un aller-retour à l’hôpital. Un fax à ton travail pourquoi pas, mais
tu n’avais aucune envie, en plus du trajet habituel, d’imposer à Lucas les deux
fois dix minutes supplémentaires qu’il te faudrait pour m’apporter le papier.
Peut-être n’as-tu pas pris la mesure de l’enjeu, quel enjeu d’ailleurs puisque
le mal était fait ? De plus, si je n’avais personne d’autre à qui demander
un service tel que celui-là, si la maladie révélait la dureté de la solitude,
c’était bien le résultat de mes incapacités et non des tiennes. Et puis tu
étais seule pour t’occuper de Lucas. Je n’étais pas prête sûrement à perdre ma
seule amie. Je te cherchais encore des raisons. Je pensais à ta mère, au jour
ou je l’avais vu pleurer pour la première fois. Elle avait cru, semble-t-il que
le journaliste à la radio venait de l’insulter. Cette femme, suivie pour paranoïa,
avait pleuré tous les jours de ta vie et menacé mille fois de se suicider. Sa
maladie t’avait imposé dès l’enfance une sorte d’insupportable inversion des
rôles. Il n’était pas impossible alors que les quelque vingt minutes d’un
simple aller-retour chez une alitée, semblent insurmontables comme des années,
comme ces dégoûtantes années auprès d’elle, avec tes tripes vrillées par
l’envie et la peur de s’enfuir. C’était cela, peut-être, une incapacité due à
l’enfance, ou bien alors, déjà, je ne comptais plus. L’un ou l’autre, je ne
sais pas. Bien sûr, si je te qualifiais encore d’amie, c’était pour des raisons
qui n’apparaissent pas ici. Toi et moi, nous avions vécu une de ces relations
puissantes dont seuls les jeunes gens perdus sont capables. Hier, avant-hier,
aujourd’hui et demain, on aimerait faire la moyenne, mais je n’ai jamais très
bien su…
Me voici plus ou moins alitée de nouveau et l’envie qui me vient là
maintenant, c’est de joindre à cette lettre ces quelques textes, plus anciens
encore que ce début de roman. Je les ai retrouvés récemment. Ils datent de nos
années de faculté, ou plutôt d'après ces vacances écourtées par une dispute.
C’est surprenant tu vois, la lecture de ces phrases m’amuse à présent, leur
sauvagerie pourrait me gêner, mais davantage c’est leur vitalité qui me
réjouit. Ce qui me réjouit plus encore, je dois l’avouer, c’est d’imaginer ta
tête à la lecture de ces mots. Il y a des moments délicats dans la vie n’est-ce
pas ?
*
Li ou le temps trépané (écriture automatique) :
Mes larmes tombent dans la boue avec un
bruit de cristal. Par terre, la flaque moirée des couleurs de l’arc-en-ciel me
rappelle les puanteurs de l’usine et les lunettes aux visages mous des gens en
pointillé. J’envie les dentiers plongés dans les verres phosphorescents. La
table de nuit baille sans cesse et m’empêche de dormir, j’ai beau l’engueuler,
elle continue à ne pas faire ses devoirs. Si elle continue, je vais la tuer,
comme Li. Un jour les rides viendront sur mon visage et ce temps là sera loin.
Nous ne fêterons pas nos vingt ans, nous ne penserons pas aux bombes dans les
restaurants, ni au mec qui nous cherchait partout. Nous regarderons les portes
bleues qui fanent sous le soleil humide. Nous nous souviendrons d’une petite
lumière lointaine et rassurante, d’un lampadaire caché derrière un fourré mal
taillé. Un fourré oublié par le
jardinier, le jour où il a su qu’il serait guillotiné sur la place publique. Il
voulait bien mourir mais il ne voulait pas laisser son chien à sa femme.
« Je te quitte. » « Est-ce que je peux venir aussi ? »
Un jour peut-être je n’aurai plus quinze ans. Li s’en fout. Li est comme ça. Je
n’y peux rien. Li a dit non. Li m’a rassurée. Li m’a aimée. Li m’a tuée. Li
faisait des listes de putes et des listes d’insultes pour les bestiaux. J’ai
été franche, Li. Tu as raison, tu es lucide, tant mieux pour toi. J’avance,
c’est pas du temps perdu le temps seul, c’est juste du temps trépané, comme
toi. Ton chat, si tu l’appelle Bichon, c’est que rien n’a existé. Un trou de
mémoire. Je marche dans la rue et le premier qui me salue, je lui saute dessus
pour lui demander qui je suis. L’autre il veut que j’aime faire l’amour. Li
pucelle, Li bien fait pour ta gueule, bien fait pour la mémoire aussi. Li je me
noie dans un bruit sourd, lent et liquide. Li, je suis heureuse. Li tu ne me
réponds pas. Li pourquoi. Li, mon cerveau coule en grumeaux dans le slimy rose.
J’enverrai une carte postale pas signée à la morte cultivée et cynique. Étale
bien, Li, fous-en partout pour cacher ta gueule de singe qui fait pleurer ta
mère. Li, je m’en fous maintenant. Comme ma grand-mère, mais elle savait pas,
Li, qu’il y a des gens qui ne se crament pas les pieds. T’étais partie sans
moi. Crève toute seule.
*
Lucide (écriture automatique) :
Gabriel Garcia Marquez, je me souviens d’un
livre que je suis forcée à lire jusqu’au bout. J’étais trop jeune. J’étais trop
jeune je sais, ou plutôt je ne sais pas… ses souvenirs que l’on a dû introduire
dans ma tête pendant que je dormais.
Je dormais, je rêvais que j’avais des bras et
des jambes, c’est étrange.
C’est étrange, comme les visages des photos
deviennent de plus en plus étrangers au fur et à mesure que nos regards les
usent. On se désespère, on se bat, mais peut-être un jour serons-nous si
fatiguées que ces vies ne nous paraîtront pas enviables. Colosses pris dans les
glaces et morts au chant du néant, nous étalerons les catharsis et autres mots
savants sans plus vraiment bien comprendre. Le mot « lucide »
brillera en lettres d’or faux sur la porte du nouvel âge de plomb, tel un
talisman contre les vacances gâchées, contre les coups de boule solitaires des
fiançailles et tous les jours se ressembleront désormais et pour toujours.
*
Du passé clignotent les signes
Témoins ironiques et cruels
Les échos de l’histoire d’un duel
De destin mortes qui s’alignent
*
Et puis quelques
autres textes consignés dans le même cahier :
*
Nous ne
souffrirons plus, nous nous sentirons morts peut-être mais tellement moins à
l’agonie.
*
Fait divers : Morte d’une overdose de
chocolat, l’enquête ne permet pas encore d’accréditer la thèse du suicide.
*
Littéraire fut le baiser, douloureuse la
vie.
*
Vous qui parlez de pudeur quand il ne s’agit
que d’indifférence. Vous qui n’avez jamais rien compris ni des autres ni de
vous-même, vous, allez savoir pourquoi je vous aime.
*
Ça n’avait plus de sens
Ça en a repris
Dommage, tant mieux
Merci
*
Vous :
Vous, j’ai rêvé de vous, date anniversaire.
Je vous écrivais que je préférais les histoires vécues, je m’en souviens
maintenant. Quelle étrange amnésie tout de même. Je répète des phrases qui
n’entrent pas dans ma tête et j’oublierai peut-être le nom de la ville… mais
non, ma ville sera plus au nord je pense, loin des climats dont vous rêviez et
plus près des obsessions historiques. Vous n’étiez qu’un humain sans qualité
particulière, aussi minable sans doute que ce gros barbu graisseux. Li
n’entendra pas ces mots, une fierté de plus pour moi et une chance de moins
peut-être aussi. Mauvaise littérature, occasions rares, occasions manquées.
Votre souvenir ne m’était pourtant pas si désagréable ce matin.
*
Merde :
Envie de rien blues, merde de merde. La vie
de merde, user des feuilles, peinture, poésie, papier à chiotte, odeur de
crésyl entre quatre planches pourries, tristesse d’enfant gâtée et cachotteries
de fausse artiste.
*
Les enfants bien-portants :
Revoilà cet amour étrange qui me bouffe le
cœur sans que je n’en attende rien, ce regard scrutateur qui semble tout
comprendre, comprendra-t-il cela ? Aurez-vous peur, vous aussi, d’oublier
vos enfants, ou saurez-vous que c’est moi que l’on a oublié ? Mais vous
auriez raison, il n’est pas utile de perpétuer le meurtre des enfants, laissons
agoniser les presque morts et occupons-nous des vivants… J’ai tellement peu de
choses à dire aux enfants bien-portants.
CHAPITRE 12
(Chère) Zoé,
Le médecin a
voulu que j’essaye la morphine. Le patch était mini-dosé. Je l’ai collé
avant-hier soir sur mon épaule, ensuite je suis allée me coucher.
Hier au
réveil, la douleur avait disparu, remplacée par une apaisante sensation de
tiédeur. Le corps paraissait plus dense qu’à l’ordinaire, comme plus lourd
d’une solidité inhabituelle. C’était bon vraiment cette impression nouvelle,
très agréable, quoique à ne pas surestimer probablement.
Je me suis levée. C’était mieux que depuis longtemps. J’étais d’attaque
pour la recréation de la recette des navets épicés à l’indienne, celle que
Raphaël m’avait fait découvrir et que je n’arrive pas à retrouver. J’ai
descendu l’escalier. J'ai fait un détour par les toilettes. Mon crâne pesait
vaguement, une impression de légère fatigue. Je me suis penchée un peu vers le
mur à gauche, j’y ai appuyé doucement la tempe et l’épaule, puis j’ai fermé les
yeux en attendant que ça passe. J’ai pensé à je ne sais plus quoi, à l’Inde
peut-être, à des sons, à des couleurs. J’ai rouvert les yeux, j’ai été surprise
de me trouver là, assise sur les toilettes, immobile et penchée tel un arbre
après l’orage. De la sueur tiède en abondants filets traversait mes sourcils et
coulait dans mes yeux . Mes tempes liquéfiées, écrasées de chaleur, de
roulis et de tangage, semblaient vouloir couiner sous la pression. L’onde
nauséeuse nappait jusqu’à la face antérieure de mes globes oculaires. Des
taches noires commençaient à obscurcir le couloir devant moi. J’ai dénoué la
ceinture du peignoir trempé et je me suis jetée par terre. Immédiatement la
fraîcheur du carrelage m’a soulagée. Allongée sur le dos, j’entendais dans ma
tête comme le chuintement d’un comprimé effervescent. Le bruit chahutait, ou
chantonnait la promesse d’un cachet d’aspirine, puis il s’est atténué, et le
carrelage est devenu glacial. J’ai retiré le patch de morphine et l’ai jeté au
hasard. Il ne me restait plus qu’à essayer de regagner le lit et de préférence,
si possible, sans défaillir dans la montée d’escalier. J’ai attrapé au passage
la notice : plusieurs heures requises pour l’atténuation des effets et
passionnante journée en perspective.
Quand Julien est arrivé, il a vu le désordre dans l'entrée. Il a monté
l'escalier très vite.
CHAPITRE 13
(Cher)
Thomas,
Dans une
semaine ce serait la rentrée. Il était impossible, administrativement parlant
que vous soyez encore là. Vous habitiez la région parisienne, vous en étiez
venu chaque fois tout au long de notre année de seconde et il n’y avait aucune
chance, certainement, pour que vous soyez titularisé dans ce petit lycée
provincial de la petite ville de Sens. Ainsi je devrais continuer de parcourir
les couloirs, d’attendre les sonneries, de trimbaler ce sac, lourd comme un
cheval mort et de me joindre aux discussions de la cour. Il faudrait continuer
tous ces gestes, sans vous, comme si la vie devait suivre son cours. J’avais lu
Albert Camus et Marguerite Duras, et puis d’autres encore, juste parce que vous
les aviez mentionnés durant la leçon. Je vous devais mes heures les plus
brillantes, celles à lire, celles de ces univers incandescents, lointains,
moites, ombrageux et solaires, et puis les heures à vous écrire, à chercher le
mot juste pour la dissertation, à établir des liens, impertinents parfois,
entre ces livres à peine conseillés et le sujet du devoir. J’avais compté les
minutes jusqu’au prochain de vos cours, jusqu’à cette sorte de danse très suave
où les esprits s’effleureraient. J’écouterais chaque mot, chaque phrase,
j’enroulerais aux vôtres mes idées, j’embarquerais comme on laisse tout
derrière, je répondrais parfois.
Ne plus
compter le temps, ne plus espérer votre silhouette au loin sur le chemin du
parking des professeurs, cela aussi relevait de l’impossible.
Deux mois
s’étaient écoulés, à la fois mornes et étrangement agités. J’avais passé les
premières semaines en Normandie, avec ma tente plantée dans le champ, que tous
les ans, mon grand-père louait pour les deux mois d’été. Un blondinet
pragmatique avait insisté des heures pour que nous allions essayer sur la dune,
ce que ni lui ni moi n’avions jamais fait auparavant. J’avais fini par céder.
J’avais enlevé ma culotte et écarté les jambes. Le malheureux, gêné par le
sable et par l'élastique de son pantalon, avait éprouvé la dure loi du principe
de réalité. Troublé peut-être par mon regard qui le défiait, lui et son abrupte
détermination, il s’était retrouvé dans l’incapacité matérielle de procéder à
l’expérimentation tant réclamée.
Ensuite,
j’avais accompagné ma mère et son mari au festival de jazz à Nice. Un
talentueux pianiste noir d’au moins quarante ans m’avait donné le numéro de sa
chambre à l’hôtel Negresco, pragmatique lui aussi, quoique beaucoup plus fin.
Il me semble sur les photos que je ne suis même pas belle, comme encombrée de
mes quinze ans. On m’en donnait dix-huit depuis l’âge de douze. J’étais formée,
ronde, et inintéressante pour les garçons de la classe. J’avais le corps d’une
histoire qui n’avait pas eu lieu. J’avais le corps du désir des autres et moi,
je comptais pour rien. L’animateur de notre groupe à l’hôtel avait eu lui aussi
quelques idées me concernant.
Le mari de ma
mère, agacé sans doute par ces palabres incessantes, avait trouvé intelligent,
lors d’un repas en tête-à-tête, de m’expliquer toute l’inutilité de ma petite
personne. Ce qu’il avait à dire, ne différait guère, en réalité, de ce qu’il
m’avait servi depuis des années. Seulement cette fois le ton était calme, celui
d’une discussion comme une autre, d’une conversation banale, semblable à celles
des tables voisines. J’avais cru, moi aussi, au départ, qu’il s’agissait de
cela, et puis les mots m’avaient vrillé l’estomac, noirci le sang et décousu la
pensée. Parmi ces mots cent fois assenés, s’en était glissé un nouveau qui
m’avait fait réagir. « Gamine ! » Je n’étais qu’une gamine !
Il avait deviné, je le sais, que je tenais à vous, et ce mot, moins insultant à
priori que tous les autres, n’était rien moins que la torpille sur ma dernière
chaloupe. J’avais protesté. Je n’étais pas une gamine puisqu’en dehors de
Louna, je fréquentais rarement ceux de mon âge. Je préférais les discussions
avec les adultes, celles avec Jacques, un ami de ma mère, ou celles avec
Benjamin. Benjamin, que j’avais également connu par ma mère, un collègue à
elle, était maintenant davantage mon ami que le sien, une sorte de grand frère
si on veut. Le mari hargneux avait achevé de salir l’été en répondant que
Benjamin n’était pas un ami mais un obsédé et qu’il n’éprouvait rien d’autre
que l’envie de coucher avec moi.
Il était
prévu, un peu plus tard, que je retourne en Normandie, accompagnée cette fois
par une copine pour un aller retour en train. Cette semaine là, Louna était
déjà prise et c’est une ancienne amie du collège, pour finir, qui m’avait
suivie. Elle était sage, abreuvée de catéchisme, et les cheveux toujours attachés.
Si je précise cela, c’est que je ne sais vraiment pas ce qui a pris mon
grand-père, quand il a décidé que nous n’étions pas fréquentables. Il nous a
donné à chacune, une somme d’argent, nous a dit que nous étions bien assez
grandes, que nous n’avions qu’à nous débrouiller pour la nourriture et qu’il ne
voulait plus nous voir jusqu’à la date prévue de notre départ.
Le champ de
notre campement se trouvait à plusieurs kilomètres de tout commerce. Nous avons
marché des heures sur des routes que nous connaissions mal. Nous avons fait
quelques aller-retours jusqu’à l’épicerie d’un village voisin. Nous avons
croisé le blondinet et nous l’avons ignoré. Nous avons trouvé des casseroles,
un réchaud et des couverts dans la caravane inhabitée de Domi, ma tante, qui l’avait
laissée là pour plus tard. Comme je l’avais si souvent fait seule depuis
l’enfance, nous avons parcouru la venteuse immensité de la plage. À marée
basse, quelques tracteurs emmenaient et ramenaient les bateaux de pêcheurs,
d’autres stationnaient entre les pieux à moules en attendant ceux qui y
travaillaient. Par endroits, en se retirant, les vaguelettes déposaient des
bandes de toutes petites algues vertes et de grains de café. À marée haute,
quand le vent soufflait fort, je bondissais dans les rouleaux. Pour contrer la
dérive qui tirait vers le havre, je prenais toujours grand soin de nager dans
la direction opposée. Ce que, dans la famille, nous appelions le havre, c’était
un endroit plus au nord, où la mer montante passait sous la route et alimentait,
de l’autre côté, un marécage. D’énormes blocs de pierre avaient été placés là
pour en canaliser les eaux parfois bouillonnantes, le tout formant une sorte de
pont en dessous de la chaussée. À pied on pouvait approcher ce lieu sans
difficulté. On pouvait ensuite escalader les rochers jusqu’à la départementale,
la traverser et rejoindre les abords du marécage où poussaient ces étranges
fleures violettes séchées sur pied par le sel. Christine, c’était son prénom,
m’avait accompagnée dans le ré-arpentage de ces chemins de l’enfance et nous
étions revenues par la route avec des fleurs violettes dans les cheveux.
Un jour où
nous allions manger, mon grand-père qui passait près de la caravane, a soudain
réalisé que nous faisions usage des ustensiles qu’elle contenait. Il n’avait
pas pensé sans doute que nous ferions cela et il ne l’avait même pas
expressément interdit. La mâchoire serrée, il nous a traitées de garces, nous a
confisqué notre dînette et a condamné la porte qui nous y avait donné accès. Je
me souviens d’avoir été prise d’une subite et irrépressible envie de rire. Un
rire saccadé, douloureux et insupportable. En m’esclaffant de cette étrange
manière, j’ai commencé à courir à travers le champ, j’ai passé la barrière
ouverte et j’ai continué sur la route encore une bonne centaine de mètres. Là
soudain le rire a cessé. Je me suis arrêtée, frappée par l’incongruité de la
situation. Mes jambes tremblaient et ne semblaient plus vouloir avancer. Je me
suis accroupie et comme j’avais ri, je me suis mise à pleurer. Il y avait dans
ces secousses primitives, quelque chose d’horriblement incompréhensible. Cela
riait en moi et pleurait et sans que mon avis n’ait été requis. Les sanglots,
terribles au début, s’étaient adoucis rapidement. Je me trouvais au milieu de la
route, un peu bête. Tout était calme. Je me suis redressée, et je ne savais
plus déjà, ce qui avait bien pu provoquer un tel déferlement.
C’est après
ces restrictions, que ma camarade et moi, avons inauguré le ravitaillement par
escapades en auto-stop. Nous sommes montées dans des camions et nous sommes
allées où ils allaient, à Cherbourg une fois et puis à d’autres endroits. Nous
avons pris le bateau pour Jersey. La fin des vacances est venue. Mon grand-père
nous a déposées à la gare, et c’est là sur le quai, alors qu’il était parti
sans attendre, que ses larmes à elle ont coulé, telles une juste conclusion à
la violence inattendue du séjour.
Je n’ai plus
jamais parlé à mon grand-père après cela. Ce que je ne savais pas en revanche,
c’est que dans les années qui allaient suivre, il allait rompre progressivement
avec tout le reste de sa famille, ma mère d’abord, mes cousins ensuite, sa
sœur, ma tante, tout le monde.
Voilà, les
vacances de l’été 1985 étaient terminées, dans une semaine ce serait la
rentrée. J’avais encore au cœur le souvenir de vous, de ces derniers jours du
mois de juin, de ces ambiances très particulières après les conseils de classe
et des espoirs fous que les rebondissements de dernière minute avaient
encouragés.
J’avais
compté, comme d’habitude. Il ne restait plus avec vous que deux cours. La
classe s’était massée devant la salle en attendant votre arrivée mais c’est un
surveillant à votre place qui est apparu. Vous étiez malade et n’aviez pu
venir. Par téléphone, vous aviez transmis le sujet d’un devoir surveillé qui,
faute de personnel suffisant, ne serait pas, de fait, surveillé. La classe
avait été laissée à elle-même, silencieuse au début. Et puis quelques voix
s’étaient élevées… et si on ne faisait pas le devoir, si on partait plutôt, ou
si on écrivait n’importe quoi ? Quelques pourparlers avaient suivi,
opposant les élèves sérieux et d’autres plus séduits par cette petite et
soudaine impression de liberté. Moi je n’avais rien dit. Pour finir, il avait
été décidé que nous ferions tous le même devoir. Nous le rédigerions ensemble,
au tableau, et chacun le recopierait. Un garçon plus déluré que d’autres
s’était mis à votre place. Il avait animé le débat et noté les idées puis les
phrases. Le devoir était sommaire et plutôt quelconque. À la fin je m’étais
portée volontaire pour ramasser les copies et les faire parvenir dans votre
casier. J’ai serré le paquet dans mon cartable. J’ai regagné ma chambre après
les cours, j’ai allumé l’ampoule du bureau et j’ai posé la pile de feuillets
devant moi. Mon cœur battait très vite. Je ne pouvais pas, c’était certain,
tout faire déposer dans votre casier, comme ça, bêtement, comme s’il m’était
égal d’avoir écrit la même chose que les autres, comme si votre prochain départ
m’était indifférent. J’ai parcouru les copies. J’ai constaté au passage que
certains, des élèves studieux, tout en ayant eu l’air de recopier le tableau,
avaient en fait rédigé leur propre dissertation.. J’ai pris un stylo rouge, et
j’ai entrepris la correction de la mienne. Dans le rôle de l’enseignant
catastrophé j’ai zébré le devoir d’exclamations et de commentaires. Bref j’ai
joué quelques minutes au professeur puisque j’avais envie de l’être un jour. Et
puis, toujours au stylo rouge, j’ai écrit une sorte de lettre. Je vous y parlais
de cette année avec vous, de Blaise Pascal, de Charles Baudelaire et de Jean
Giraudoux, de ces auteurs que nous avions étudiés. Je vous parlais aussi de mes
rapports difficiles avec les autres, de toutes sortes de questions que je me
posais.
Les jours suivants,
j’ai compté avec plus d’ardeur encore. Alliez-vous lire vraiment ces copies
jusqu’au bout ? Reviendriez-vous comme promis pour la dernière semaine de
cours ? La classe vous soupçonnait d’avoir été plus paresseux que malade.
Moi, j’étais suspendue à cette dernière heure, parce que c’était la dernière
justement et en sachant déjà qu’après, lorsqu’il n’y aurait plus d’heure à
attendre, plus de phrase à écouter ni de mot à écrire, la vie serait vide,
huileuse et lourde comme cent chevaux morts.
La dernière
heure de la dernière semaine, vous étiez là. La classe était clairsemée comme
souvent en cette saison. La dissertation-surprise vous avait amusé. Nos
esprits, à la fois englués et frondeurs, n’avaient-ils pas tenté et réussi un
forme d’envolée ? Là, dans l’ambiance gaie et sonore de la classe, chacun riait
de notre plaisanterie et se dissipait à la pensée des vacances prochaines.
Personne n’a semblé remarquer le geste, celui par lequel vous avez très
simplement posé une enveloppe, devant moi, sur la table. Pendant que vous vous
mêliez aux discussions de la classe, j’ai essayé de déplier vos feuilles et de
les déchiffrer. À la fin figurait votre adresse, quelque part à
Fontenay-sous-Bois.
C’est drôle,
je m’aperçois en écrivant que je ne sais plus du tout si Louna était là. Je ne
sais plus, par exemple, si elle a vécu ces scènes de la dissertation
collective. À mes côtés, il y avait quelqu’un ce jour là, quelqu’un avec qui
j’avais finalement préféré discuter, ayant renoncé à faire entendre ma voix
dans la cohue démocratique. C’était Louna peut-être. Je ne sais pas, si je lui
en parlais… est-ce qu’elle se souviendrait de quelque chose… Ensuite quelqu’un
s’était étonné pour l’enveloppe, une seule personne au regard plus perçant que
les autres. Louna aussi peut-être… Elle n’avait pas connaissance de ce que
j’éprouvais pour vous, je ne le lui ai dit que plus tard, et en attendant, nous
avions pris l’habitude elle et moi, de nous moquer de votre personne, des
moqueries physiques et d’assez mauvais goût.
Quoi qu’il en
soit j’ai assez peu dormi les nuits suivantes. J’ai lu et relu votre lettre.
Elle était belle, bien écrite. Vous citiez mon prénom comme s’il avait une
résonance particulière. Vous me décriviez telle que vous m’aviez vue au milieu
de la classe. Ainsi vous m’aviez vue, remarquée comme singulière, et les mots
en rouge vous avaient touché. Je vous ai répondu, des mots fiévreux sûrement et
immatures et même idiots peut-être, j’ai oublié. J’ai attendu une réponse tout
l’été. Ce jeu dangereux, il valait mieux l’arrêter sans doute et vous aviez
compris que la jeune fille n’était pas raisonnable. J’avais quinze ans et vous
vingt-huit et si l’un de nous deux devait écraser le frein, vous saviez bien
que c’était vous. J’ai craint de vous avoir importuné, d’avoir suscité le
dégoût, et de vous avoir stupidement perdu. Pourtant, dans une semaine ce
serait la rentrée. Tout porterait trace de vous. Sur la photo cent fois
regardée, il y avait ces murs gris et quelques tableaux noirs, ces adolescents,
ces professeurs parmi lesquels vous figuriez. Se pouvait-il vraiment que l’été
vous en ait fait disparaître, que la trame de nos jours soit à ce point
discontinue ? Et puis ce fut la rentrée et en effet, vous aviez disparu.
Après le bac,
j’ai passé l’été à Dijon. J’ai goûté le calme, l’absence des cris surtout, des
reproches et des mots qui font mal. Le point de repère qui m’avait été donné,
c’était une librairie, celle de Jacques, l’ami de ma mère. J’ai marché, lu, et
laissé un imbécile du quartier de la gare s’occuper de mon entre-jambe et du
sang qu’il fallait y faire couler. L’idée de vous écrire à nouveau s’est
imposée. J’ai pensé sans doute que j’avais presque dix-huit ans, que rien
n’était plus comme avant et que tout pouvait être rejoué. Ce que contenait ma
lettre, je l’ai oublié complètement. Il me semble qu’ayant regretté de ne pas
avoir gardé trace de la première, j’avais photocopié celle-ci, mais que j’en ai
trouvé ensuite le style détestable et que je l’ai détruite. Comme des milliers
de gens l’avaient fait avant moi, j’ai multiplié les aller-retours jusqu’à la
boîte aux lettres, j’ai réfréné la tentation des aller-retours jusqu’à la boîte
aux lettres, j’ai quelquefois quitté les lieux pour la journée, empêchant ainsi
jusqu’au soir tout aller-retours jusqu’à la boîte aux lettres. Et puis un jour
enfin, une lettre de vous est arrivée. Je manquais d’objectivité sans doute,
mais cette fois encore, j’ai trouvé votre écriture étonnante, forte, et belle à
s’y perdre. Après plus de vingt ans, certaines phrases en sont restées gravées
et pourtant je suis certaine d’être loin d’avoir tout compris. J’avais ma place
dans vos pensées, une part non négligeable dans la fabrique des émotions.
Pourtant je crois, au-delà de ces mots bien choisis et de leur évidente beauté,
que vous exprimiez quelque chose comme une rage plus ou moins contenue. Vous
m’en vouliez peut-être, enfin je ne sais pas. Maintenant j’ai plus de quarante
ans et j’imagine assez bien que les jeunes filles puissent être à la fois
terriblement troublantes et absolument insupportables. Je ne fais pas mon âge
il paraît mais j’ai vécu plusieurs vies et l’urgence m’a quittée.
« Puisque j’entre dans l’âge », c’était une des expressions de votre
lettre, il se pourrait que les raisons d’un adulte aguerri me semblent plus
qu’avant recevables. Chaque âge a ses privilèges et je suis assez fière
finalement, d’avoir été de celles qui cherchent à détrousser la vie. Votre
lettre n’appelait pas de réponse, j’ai donc répondu, puis attendu une autre
lettre qui n’est jamais venue.
Aux premières
vacances suivantes, celles de Noël je crois, je suis retournée chez mes parents
pour la première fois. De là j’ai repris le train et je suis allée visiter une
exposition à La Villette. Le détour par Fontenay-sous-Bois s’imposait, je suis
donc allée voir cette rue et cette maison dont j’avais l’adresse. Je savais
d’après certaines recherches que j’avais effectuées quelques années plus tôt
dans la salle des bottins de la poste de Sens, qu’il s’agissait en fait de la
maison de vos parents, ou de celle d’un frère et sa femme ou d’un oncle, de
gens qui portaient votre nom en tout cas. Tout ce que je me rappelle
aujourd’hui, c’est qu’à gauche de la maison, il y avait un garage automobile
entièrement peint d’un jaune vif assez laid. Bien sûr je n’ai pas sonné. Je
suis restée là quelques minutes et puis je suis partie.
Bien des
années plus tard, j’ai eu envie d’écrire une dernière lettre. La première
phrase disait : « J’ai presque l’âge que vous aviez et vous, vous
devez être bien vieux. » Je l’ai écrite pour ça, pour cette phrase.
J’habitais une petite ville anglaise du nom de Swindon et j’étais mariée.
J’allais bientôt quitter tout cela pour Assouan mais je ne le savais pas
encore. De temps en temps, lorsque j’étais de passage en France, j’allais dans
une poste consulter les bottins, m’assurer qu’à l’adresse de
Fontenay-sous-Bois, il y avait toujours cet inconnu qui vous avait peut-être
hébergé. Durant des années, je l’ai retrouvé à chaque fois, bien rangé parmi
ces pages de noms alignés, c’était une chose acquise et puis un jour il a
disparu. Je ne sais plus finalement si j’ai pu envoyer cette lettre, celle de
mes presque vingt-huit ans, ou si j’ai dû renoncer faute d’une adresse valide.
Cette amnésie est confortable sans doute mais je ne me rappelle absolument plus
si j’ai une fois de plus guetté le courrier pour une réponse qui n’est jamais
arrivée, ou si j’ai dû me contenter de méditer sur les adresses qui
disparaissent et sur les hasards de nos vies qui font d’une simple lettre une
histoire impossible.
Voilà,
vingt-sept ans se sont écoulés depuis le matin de votre premier cours au lycée
Romain Rolland de Sens, à l’extrémité nord de l’académie de Dijon. Maintenant
vous avez presque le double de l’âge que vous aviez. Depuis plusieurs pages, je
vous raconte ces faits usés par le temps et je remarque que je ne saurais
décrire en détail pourquoi vous m’avez tant marquée ? J’aurais envie de
murmurer que vous étiez en quelque sorte le messager du beau, celui qui a su
dire qu’au-delà des pavillons carrés des bordures de la ZUP, il y avait les
mots, ceux qui caressent et ceux qui brûlent, la densité et la fulgurance des
mots. En vous voyant devant la classe le premier jour, je ne m’étais attendu à
rien de tout cela. Je songe aujourd’hui que c’était votre première fois, le
premier cours de votre carrière peut-être, enfin je ne sais pas. Vous portiez
ce blouson en cuir noir, ce jean et ces santiags que la classe observait avec
les yeux ronds. Votre apparition, votre style vestimentaire peu pratiqué
jusqu’alors parmi l’honorable société de nos professeurs, vos cheveux dressés
sur la tête, tout avait suscité le débat en ce mois de septembre. Et puis vous
veniez de banlieue, et puis vous aviez cette étrange manière de nous vouvoyer.
Un mélange de curiosité, d’inquiétude et d’amusement avait agité la classe et
je me souviens de cette entrée en scène abondamment commentée. Tout était
rentré dans l’ordre ensuite, et d’ailleurs le blouson avait été remplacé par
une veste.
Les autres
traces que j’ai gardées de vous sont plus tardives et datent de l’époque où je
m’étais mise à compter les heures. Par exemple, cette fois, où au passage d’un
commentaire de texte, vous avez affirmé que la souffrance physique était plus
dure que la douleur morale. La remarque m’avait semblé cynique mais bien sûr,
je ne savais rien encore de la souffrance du corps. Aujourd’hui j’aurais
tendance à penser que la pire des deux est celle que l’on éprouve en ce moment,
et d’ailleurs il n’est pas toujours si facile de séparer l’une de l’autre. Il y
avait eu aussi cet exposé que j’avais présenté. Vous l’aviez qualifié
d’intelligent. C’était le premier mot qui vous était venu pour caractériser
l’ensemble du propos. Plus tard il y avait eu l’exposé de Sandra Leroy. Le
sien, vous l’aviez trouvé brillant. J’avais soupesé ces deux mots pendant des
jours. Quel était des deux le compliment le plus élogieux ? Intelligent,
brillant, le second faisait plus d’effet mais pouvait n’être que superficiel
non ? Sandra était une élève atypique, plus âgée, souvent absente à cause
de problèmes de santé. Elle avait cet air un peu désaxé et fragile, cet air
enivré de celle qui pourrait rater le prochain virage. Un jour elle m’avait dit
que lors de sa dernière absence, vous aviez appelé chez elle. Un autre jour en
classe, assise à mes côtés, elle avait remonté sa jupe pour me faire admirer le
haut de ses bas et le porte-jarretelle rose pâle qui les tenait. De mon côté,
je m’étais longtemps battu avec l’idée que vous étiez un être sexué. Celui qui
avait occupé mes pensées les années précédentes était un garçon de ma classe
mais vous c’était autre chose. Ce que j’avais connu du désir des hommes, je
n’avais guère envie d’y penser, comme ce père de famille chez des amis de mes
parents qui s’était cru le bienvenu dans la chambre que l’on m’avait prêtée. Du
désir des autres, je n’avais connu souvent que la salacité et je ne savais pas
encore, que dans l’amour physique aussi, il y a parfois ces purs instants de
grâce que l’on n’oublie jamais. Vous étiez un homme et dans ces jours
d’adolescence où la maturité hésite, sans le savoir, ou même en le sachant un
peu, vous avez contribué à mon envie de quitter l’enfance. Cette histoire qui
n’a pas eu lieu, n’a-t-elle réellement pas eu lieu puisque j’y pense encore et
que vous y avez pris le rôle d’un passeur magnifique ?
Vos deux
lettres, quand je les retrouverai et si leur écriture me semble toujours aussi
belle, je les glisserai quelque part entre ces feuillets, entre ces autres
lettres que j’écris depuis quelque temps. Ces jours derniers, c’est à vous que
j’écris. Je pense à vous si fort et cela teinte chacun des gestes que je fais.
Je n’irais pas jusqu’à dire que je vous aimais, d’ailleurs le mot
« aimer », je ne suis plus très sûre de sa définition. On ne peut pas
dire que je vous connaissais vraiment. Ce que j’ai vu de vous c’est le meilleur
peut-être. Je n’ai pas eu l’occasion de vous trouver les mêmes défauts qu’à
d’autres et vous êtes devenu cette douce-amère figure de l’inexploré. Les
douleurs, les silences, les regrets, tout remonte à des temps si anciens et ce
qu’il en reste aujourd’hui, c’est une sorte d’annexe à la vie réelle, un
détour, un raccourci caché par les fougères.
En ce moment
je convoque les absents et je distribue des textes. Parmi ceux que vous m’avez
inspirés, j’ai presque tout détruit, et je vous donne celui-ci qui ne vous
concerne en rien. Ce sont les deux pages du début d’un roman commencé en
Égypte. Là-bas ensuite, tout s’est très mal passé et je n’ai pas pu continuer.
Je ne pensais pas à vous quand j’écrivais ces mots, cependant il me semble que
vous pourriez en apprécier les promesses. Et d’ailleurs si j’écris, c’est
peut-être aussi en partie à cause de
deux ou trois pistes que je vous dois.
*
Le pays des rêves :
Les ruelles défoncées, le sable et les
ordures dans les ruelles défoncées de Louxor. Devant l’hôtel, le fauteuil blanc
d’Ali Baba l’attend. Je regarde les briques d’en face, les briques d’un
bâtiment à moitié terminé ou à moitié commencé, le mur irrégulier. Demain je
retourne en France et je crois que chaque petit désordre me manquera. Je
reviendrai bientôt… Inchallah.
J’ai eu une vie avant mais je ne m’en
souviens plus. École, université, un mari près d’Oxford qui se demande
peut-être encore ce qui nous est arrivé. Je scrute les bribes de mon cœur et je
n’y trouve rien que le brouillard épais de l’Angleterre. Je scrute… entre le
mot « Europe », le mot « passé », je ne vois pas de différence.
Je voudrais parler de l’Égypte, de mon
Égypte, celle que je comprends par l’erreur, celle qui me tue à chaque instant,
celle qui m’a pillée sans merci et rendue à moi-même.
Je voudrais parler d’un secret sans le
trahir. Je voudrais que les mots servent de portes et qu’on veuille bien les
franchir.
*
J’apprends l’arabe dans le fauteuil d’Allam et lui balaye le sable de
la ruelle. Ramadan n’arrive pas… un troupeau de moutons a passé. Si je ne
voyais pas le poids du monde sur les épaules d’Allam et si je ne comprenais pas
qu’il balaye son bout de désert j’aurais l’esprit plus gai.
*
Deux semaines seulement et la fraîcheur est venue. Je réfléchis dans le
fauteuil blanc d’Ali Baba. Il dort quelque part. Tout va bien puisque ma
solitude n’est plus ni familiale ni européenne. Ali Baba, Allam de son vrai nom
et Ramadan, le petit juge d’Assouan, dormez si vous voulez mais ne m’envoyez
plus là-bas.
*
Assouan. De ma petite chambre sombre et provisoire, quelques échos me
parviennent, un ruissellement de voix légères et indistinctes, les arrivants du
train de 11 heures à la réception de l’hôtel. Quelque chose me ramène au temps
de mes études mais je ne saurais dire quoi. Dijon, Assouan, chambre d’hôtel,
chambre d’étudiante, peut-être l’absence de télé et d’un homme dans mon lit. Je
pense à Ramadan, à son visage sculptural sous la lune. Cet homme est beau et je
l’ai aimé sans le voir.
*
L’homme a dit :
« Il y a quelque chose de triste dans tes yeux. C’est comme si tu
avais peur. »
Son regard droit pesait si lourd sur mon front, poussait ma tête si
fort vers le sol, j’ai cru finir morte écrasée sur le carrelage de l’hôtel.
J’ai dit non, que c’était la fatigue, le train de nuit depuis le Caire et l’air
trop froid de la climatisation.
*
Un autre soir il a dit :
« Un jour dans la vie on rencontre quelqu’un… on ne sait pas
pourquoi… on a envie de suivre cette personne. »
J’ai regardé mon mari et j’ai pensé que c’était lui. Je l’avais suivi,
lui, sans savoir pourquoi. Nous avions marché 6 ans et nous continuerions
encore. Au début nous avions sans doute vu quelques arbres, quelques fontaines
et puis plus rien. Ainsi s’en irait la vie. Chienne de vie.
J’ai regardé l’homme. J’ai mordu ma langue pour ne pas pleurer. 26 ans
c’est trop jeune.
*
Nous revenions d’Abu Simbel. Des heures de
désert à n’en plus finir, et une route mince et droite et presque aussi
abstraite qu’une autre droite, sujet d’un cours de mathématiques dans un petit
lycée de province. L’air entrait en rafales bruyantes par les fenêtres ouvertes
du minibus, claquait sur les tempes de ces pauvres forçats du tourisme…
Je voudrais dormir. Je pense à l’homme, à
ses mains sur mon corps, à cette envie brutale qu’il a de moi. Nous faisons
l’amour, debout contre le mur. Les yeux fermés je souris, « rêver c’est
déjà ça ».
*
C’est dans une chambre claire de
l’hôtel à Louxor. Il a laissé la porte ouverte derrière moi. Je suis européenne
et je ne comprends pas. Il se jette sur ma bouche et moi les bras en croix, je
ne sais rien faire d’autre qu’accepter. À chaque bruit il sursaute, se redresse
et s’inquiète et puis il recommence. Il me dévore, il me fait mal et j’aime ça.
Il m’avale, il me mord, il m’envahit. Il ne me laissera jamais en paix et si je
le fuyais et si je m’éloignais d’un pas et sans la douleur sur mes lèvres, il
ne resterait que le vide.
CHAPITRE 14
(Cher)
Thomas,
J’ajoute ces
quelques lignes à ma lettre à cause d’une idée que j’ai eue ce matin. Je
n’avais jamais essayé de taper votre nom dans un moteur de recherche, pourtant
l’expérience se révèle des plus informatives.
Au départ, sur
l’écran, dans cette immédiateté internautique et parfois fracassante, trois
couvertures de livres se sont affichées. Il s’agissait pour deux d’entre elles,
de l’analyse didactique de deux grandes œuvres de la littérature française. La
troisième, blanche avec un titre en latin, recouvrait sobrement un recueil de
poèmes. J’ai cherché un peu plus et déniché aussi un peintre et puis un article
paru dans Libération. Je me suis rendu compte assez vite que vous n’êtes pas
l’auteur des poèmes. C’en est un autre qui porte le même nom. La présentation
qu’il fait de son travail, laborieuse et sans charme, ne vous ressemble en rien
et j’ai fini par découvrir la date de sa naissance qui ne correspond pas. Quant
aux tableaux du peintre, ils sont envahis de figures mystiques aussi
maladroites que sirupeuses. Il semble habiter la région de Valences, tout comme
le passionné de poèmes et j’imagine qu’il s’agit de la même personne.
L’auteur de
l’article en revanche est assurément d’une autre veine. Son style pourrait être
le vôtre, avec ses mots choisis et le sens qui se cache un peu. Il y est
question d’un idiot et d’un général, de la mondialisation et de la poésie.
Celui qui l’a écrit, au moment de sa parution qui remonte à quelques années,
exerçait comme professeur de français dans un lycée à Perpignan. Au premier
abord, le lieu paraissait improbable ou déroutant. Vous, le presque Parisien,
qu’auriez-vous été faire dans des régions si reculées ? Et puis j’ai
repensé à deux ou trois « détails » que je n’avais jamais pris la
peine d’additionner, à votre intérêt pour la littérature hispanophone, au film,
« Orfeu Negro », que vous nous aviez projeté. Avant de commencer
votre carrière au lycée de Sens, vous aviez vécu quelques années en Équateur. À
quinze ans, sur une carte, j’avais cherché ce pays plusieurs minutes en
Afrique, avant de réaliser qu’il se trouvait de l’autre côté de l’Atlantique.
Oui finalement, plus j’y pense et plus le lieu apparaît cohérent. Si vous aviez
dû vous résoudre à revenir en France, il se pourrait fort bien que vous ayez
opté pour le sud, pour la proximité de l’Espagne comme le début d’un ailleurs.
En ce qui concerne
les deux ouvrages pédagogiques à l’usage des élèves pour la préparation du bac,
la certitude est plus étayée. Un nombre substantiel de clics permet de trouver
l’année de naissance de l’auteur et c’est bien la vôtre. 1957 suivie de
pointillés, comme d’un rappel à l’ordre sur la brièveté de nos vies. Par
ailleurs, bien que cela ne soit pas indiqué, on imagine assez logiquement qu’il
doit s’agir d’un professeur de français. Ainsi, plusieurs années en arrière,
vous avez consacré quelques heures nombreuses au décryptage de Madame Bovary.
Je repense à Emma, celle de mes treize ou quatorze ans. Je n’avais jamais eu
l’occasion de susciter le moindre sentiment et elle, Emma, bien qu’aimée par un
mari à la fois terne et sublimé par l’amour inconditionnel qu’il lui portait,
elle s’en fichait et ne le voyait pas. Je l’avais trouvée vaniteuse et
inconséquente. Benjamin, qui l’avait lu bien des années avant, avait au
contraire le souvenir d’une jeune femme touchante avec son refus de la
banalité. Pour cette opinion en contre-pied de Benjamin, je pense depuis
longtemps que ce livre, il me faudrait le relire. J’avoue que l’existence d’une
telle étude rédigée par vous pourrait redonner de l’actualité à ce vieux
projet. L’incursion s’annoncerait encore plus prometteuse, plus riche en tout
cas et bien au-delà de l’étroite et sommaire condamnation morale d’Emma Bovary.
J’ai continué mon
enquête sur les pages blanches. Je n’avais jamais songé non plus à lancer une
recherche vous concernant en dehors de la région parisienne. J’étais persuadée,
le cas échéant, qu’il me faudrait trier des listes interminables d’homonymes
encore plus éloignés de vous que je ne l’étais moi même. Au lieu de ça, il
n’existe en France que deux Thomas Ferro, les deux à Perpignan. Cela paraît
curieux d’ailleurs, un peu comme s’il s’agissait de vous deux fois.
Pour Madame Bovary
c’est vous, pour l’article je n’en suis pas certaine. Celui qui parlait de
poésie à Libération est sûrement l’un de ces deux abonnés du téléphone, mais
s’agit-il vraiment de vous ?
Bizarrement je me
sens rassurée. Votre nom sur l’écran, suivi d’une adresse… deux adresses même…
c’est un peu comme si je m’étais crue la cause de votre disparition de
l’annuaire. Vous êtes là sur l’écran, habitant d’une ville inconnue, serein, ne
cherchant pas à vous cacher, comme si rien d’irréparable ne s’était jamais
produit.
CHAPITRE 15
(Chère)Zoé,
Suis-je donc ici
pour raconter ma vie ? Sans doute en partie. Par narcissisme
évidemment ! C’est pour cela qu’il faut tenter, et faire bien autre chose
que le récit d’une existence. Se servir de sa vie, un peu, beaucoup, à la
folie, peut-être même pas du tout, pourquoi pas en effet, mais surtout faire
autre chose. L’écrit comme une forme d’arrachement de soi, comme la dissolution
du moi dans l’acide, l’un ou l’autre ou bien encore écrire comme on laisserait
tout derrière, comme l’abandon à leur sort des vivants. Se décréter faiseur
mais pour faire quoi… l’envie de disposer des mots… bien autre chose que le
récit d’une vie. Brandir l’objet tel un trophée, se rendre intéressant, par narcissisme
encore. Une arrivée proche du départ, juste un étage plus haut.
Toutes ces choses
que l’on peut faire à la vie en l’écrivant, l’explorer, l’inventer ; la
rêver, la recomposer ; la recycler, la rapiécer ; la baliser comme un
Petit Poucet ; la transmettre, la soumettre ; la questionner, la
titiller ; la dénicher, la réclamer ; la prélever, la déboîter ;
la rouler dans la farine, la tamiser ; la filtrer, l’infiltrer ; la
vasculariser ; la purger, l’apurer ; la sculpter, l’onduler ;
l’effiler, l’aiguiser ; la tailler, la taillader ; la fendre, la
percuter ; la renverser, la bouleverser ; la piller, la crier ;
la suffoquer, l’achever ; la laisser pour morte et puis l’oublier.
Et maintenant si
j’écrivais que Louna, après avoir suivi des études littéraires, a obtenu un
diplôme de bibliothécaire, que pour le compte d’une collectivité territoriale,
elle sillonne le département dans un camion rempli de livres ? Si cela est
vrai, bien sûr, elle participe au comité de lecture. Elle lit, donne son
opinion et contribue à décider des achats. Est-ce Louna qui exagère, avec son
silence en guise de commentaire pour ce texte que je lui avais prêté, ou bien
est-ce moi plutôt, avec cette manie de mettre partout des livres, des lettres,
des libraires, des écrivains, des éditeurs, des professeurs de français, des
relieurs et maintenant une bibliothécaire ? À moins que ce ne soit la vie
peut-être, les jours que rien n’empêche d’exagérer et qui font que j’écris, que
certains écrivent et que d’autres ne le font pas.
Je pourrais dire aussi que le père de Lucas s’appelait Pierre et qu’il
est mort, que Louna et lui ont voulu cet enfant, qu’ils ont fait l’amour un
soir et que le lendemain, son ex-femme a informé Louna qu’on avait retrouvé sa
voiture dans un platane. On penserait peut-être que j’en rajoute, que la
fiction ne donne pas tous les droits, et en particulier pas celui de traiter
d’un tel sujet en deux lignes au détour d’un chapitre. Par ailleurs, s’il
arrive que la réalité dépasse la fiction, il est utile alors de savoir transposer.
Quoi qu’il en soit, peut-être en effet la vie s’annonçait rude pour Louna ou
plutôt, elle l’était déjà, et moi, mon tableau et nos immodestes tentatives de
consolations, on n’avait plus qu’à laisser derrière nous le silence, à chercher
tout au fond un peu d’humilité et à admettre que non, que décidément on ne
faisait pas le poids.
CHAPITRE 16
(Chère) Angélique,
Je te connais
assez pour savoir, derrière cette insatiable aptitude à t’émerveiller de tout,
que la vie n’a pas passé sans te réserver quelques gouffres. Une cousine, un
jour qui aurait mieux fait de se taire, l’une de tes sœurs, suite à cela, qui a
disqualifié cet homme qui allait devenir ton mari. Elle n’a pas compris, pas
accepté. Elle n’a plus voulu te voir, elle et d’autres, de ce côté de la famille.
La situation est ancienne, elle perdure, le rejet, les critiques, les grandes
réunions familiales où vous n’êtes pas conviés. Toi et l’idée que tu te faisais
de la famille, vous en avez pris un sacré coup et pourtant je t’enviais. Tu
craignais de perdre Maria. Tu avais peur aussi de la retraite qui approche à
grands pas. Tu as évoqué ces sujets tant de fois, ces préoccupations jusqu’à
l’overdose. Mais moi je sais qu’avec ou sans Maria, qu’avec ou sans l’agitation
du grand bâtiment C, c’est toi, de nous trois qui détient le secret. Certes
pour de récents soubresauts dans ton entourage, tu as eu besoin des conseils de
Maria. Certes, les mots qui aident à comprendre, les mots de Maria, tu n’aurais
pas su toi-même et pour d’autres les trouver. Certes, il en est certains qui
comptent les jours jusqu’à leur dernier jour dans le bâtiment C. Ils sont
rongés par l’impatience, et toi, c’est le vertige qui t’empêche de penser. Tu
aimes ton travail et quand ce sera fini, je le sais, tu aimeras tout ce qui
reste. Tu passeras des heures dans l’atelier. Tu pétriras la terre. Tu n’en
reviendras pas, de cette douceur sous les doigts, de cette argileuse beauté qui
t’étonne à chaque fois. Tu chercheras des livres dans la bibliothèque, tu
suivras tes envies et tu auras le temps enfin de déguster. Tu ne seras plus
obligée, à contre cœur, le dimanche soir, de quitter les amis. Tu multiplieras
les invitations et aussi les visites. Vous louerez cette maison près de l'océan
et puis vous partirez quelques semaines à Rome. J’aurais bien eu envie des fois
de te crier d’arrêter, d’arrêter de me confier, à moi, ces peurs de sale gosse
pourrie gâtée. Tu es aimée de toutes parts, entourée, et je n’imagine pas que
tu perdras Maria, du reste, il y a quelques mois, elle avait reparue. Bien sûr
le terme « pourrie-gâtée » serait mal choisi. Ce serait oublier les
efforts que tu fais, ton enthousiasme, ta générosité. Il me semble que si Maria
sait éclairer par les mots, toi, à ta manière, tu réponds par l’exemple.
Quoique tu sois parfaitement capable aussi de conseiller, je crois que pour
comprendre, il faut plutôt te regarder. Je crois aussi, quoique tu me
connaisses plutôt bien, que tu n’as pas la moindre idée du genre
d’interrogations ridicules que suscitaient chez moi les occupants du bâtiment
C.
Le matin, quand je travaillais, je me joignais aux buveurs de café de
l’étage en dessous. Je savais que c’était l’heure au bruit des rires qui
montaient jusqu’à mon bureau. En cas de porte fermée ou d’absence de celui qui
rit le plus fort, je ratais le café. Il y a ceux qu’on appelle pour la pause,
par téléphone parfois, depuis l’autre bâtiment, et puis il y a moi. Quelquefois
je descendais trop tôt, fausse alerte. Et quand je revenais, un peu plus tard,
c’était déjà fini. Les autres, ceux qu’on appelle, se sont-ils roulés par terre
pour supplier qu’on les réclame ? J’en doute. Alors quoi faire sinon
accepter ? Accepter qu’il y ait des gens indispensables et d’autres qui le
sont moins.
La cantine, dans un autre style était aussi pour moi une sorte d’absurde
épreuve. À une époque je déjeunais presque toujours avec Rosa et Mario et deux
autres collègues que tu connais aussi. C’était avant la dépression de Rosa et
les évènements qui ont conduit à sa disparition de la cantine et plus tard à sa
mutation. Au temps où les conversations allaient encore bon train, celle qui
comptait le moins, c’était moi. Je le sentais, je crois, mais j’en ai eu
confirmation, un jour où Claude est arrivé plus tôt que d’habitude. En temps
normal, nous étions tous déjà attablés et lui nous rejoignait. Là j’étais
seule. Il s’est installé à l’extrémité opposée de la grande table du
réfectoire. Rosa et Mario, puis Sylvie, sont apparus quelques minutes plus tard
et sont allés très naturellement manger avec lui. Je n’avais jamais été très à
l’aise avec Claude, peu d’affinités, silences pesants. Comme je l’ai découvert
ensuite, il ne venait que pour Sylvie. Elle savait le faire rire avec cette
espèce de show permanent à la fois comique et tonitruant, cet étonnant mélange
d’épaisses plaisanteries et de bougonnements. Claude est un peu timide, ou
réservé, je ne sais pas, intelligent aussi je crois. Singulièrement, il aime la
compagnie des gens comme elle et aussi des gars qui boivent trop aux fêtes de
villages et se bastonnent à la fin. Je n’ai jamais bien compris pourquoi ;
mais c’est sans importance. Pour ce qui est de Rosa en revanche, j’ai accusé le
coup.
La parenthèse de ce petit groupe auquel j’avais voulu appartenir,
quelques mois plus tard, s’était refermée. Sylvie a subitement décidé de manger
seule dans son bureau. Elle avait compris, peut-être, que tous ces gens ne
l’appréciaient que pour cette énergie qu’elle déployait en s’enlisant. Claude,
suite à ce départ a fait pareil de son côté. Il ne restait que Mario, Rosa et
moi. Et puis ils se sont séparés. Rosa a été hospitalisée. Mario a été muté
d’office.
J’ai mangé seule souvent ensuite. J’ai eu droit à quelques fous-rires
collectifs, à quelques confidences aussi. Mais je suis toujours demeurée cette
sorte de femme transparente, qui observait cet étrange ballet de qui mange avec
qui, les entrées en scène, les salutations, et puis les légers entrechats en
direction des tables de chacun. Le hasard des ordres d’arrivée, les choix
successifs des uns et des autres se sont souvent soldés par des repas
solitaires. J’ai courtisé cinq ou six personnes qui arrivaient groupées d’un
autre service où ils travaillaient ensemble. L’ambiance était bonne. Je me suis
assise auprès d’eux plusieurs semaines de suite lorsque c’était possible. J’ai
participé à la discussion et espéré une adoption. Et puis, comme d’habitude,
j’ai dû constater l’unilatéralité de la démarche. Eux ne venaient pas vers moi
quand l’occasion se présentait.
Curieusement, un jour, grâce à une nouvelle disposition des tables de la
cantine, j’ai enfin compris une petite chose à tout cela. Petites tables en
remplacement des grandes. J’ai détesté cette initiative qui m’avait condamnée à
encore plus de solitude. Deux collègues à ma table, séparés de leur groupe
habituel. Je leur ai demandé s’ils n’en avaient pas assez de cette brillante
idée qui les empêchait régulièrement de manger comme avant avec leurs
collègues. L’un d’eux, le plus extraverti de ce petit groupe, m’a répondu que
cela ne le gênait en rien, que ça n’avait aucune espèce d’importance.
Voilà, c’est simple finalement, tous ces gens ont des enfants, des
frères, des sœurs, des parents, des amis et ont bien mieux à faire que de
s’appesantir sur des questions de cantine ou de pause café.
Dans la même période, une autre discussion, anodine en apparence, est venue alimenter mes réflexions sur ce
sempiternel sujet de questionnement. C’est toi, qui sans t’en douter, m’as
fourni ce que j’ai considéré comme un indice assez décisif. Tu évoquais un ami perdu
de vue. C’était un homme politique africain réfugié en France. D’ici, autant
que possible, il continuait le combat contre la dictature dans son pays. Une de
ces personnes droites, brillantes et charismatiques que l’on n’oublie jamais.
« Je ne sais pas ce qu’il est devenu. C’est terrible, je ne suis pas
fidèle en amitié. » Tu t’es reprise, ce que tu avais voulu dire, c’est que
tes sentiments restaient intacts malgré les années, la tendresse, l’admiration,
mais que tu négligeais souvent l’assiduité. J’ai songé que ce n’était guère
prometteur pour toi et moi. Sans doute, malgré tes promesses d’avant départ en
retraite, il ne faudrait pas trop compter sur toi une fois ta carrière
terminée. Un peu dépitée, j’ai répondu que tu serais plus fidèle si tu n’avais
pas la facilité et le mérite d’être si généreusement entourée et pourvue en
amis de toutes sortes.
C’est le lendemain que l’évidence m’a frappée. La différence entre toi et
moi, entre beaucoup des humains que je croise et moi, c’est la manière de
percevoir et d’envisager les autres. Dans leur besace, dès le départ, un a
priori favorable, une curiosité naturelle et quelques indulgences face aux
petites limites de leurs contemporains. Dans leurs filets, jour après jour, des
pêches nourrissantes. Toi, plus talentueuse que la moyenne, tu atteins même des
records, tu rentres souvent chargée et connais la luxuriance amicale. Tandis
que moi, c’est comme si je cherchais je ne sais quel trésor. Il arrive parfois
que quelqu’un touche mon cœur mais l’occurrence reste rare et le pourcentage de
perte considérable. Les Angélique de ce monde peuvent se permettre de ne pas
rappeler. Mais moi, puisque je faisais la difficile, dans cette dure loi de
l’offre et de la demande amicale, je devais me donner les moyens de ma
sélectivité. Choisir est un privilège, n’est-ce pas ? Alors j’ai décidé
que, tout compte fait, c’était bien à moi encore et toujours de prendre le
téléphone et d’appeler. Appeler, même si les destinataires ne se pressaient pas
pour en faire autant. Appeler, au moins tant qu’ils prendraient la peine de
dire que m’entendre était un plaisir.
La période, en outre, s’avérait propice : Toi, l’angélique, et Maria
et Rosa, aviez de ces qualités nécessaires à mon affection, mais vous étiez
parties ou deviez le faire prochainement. Mes efforts au début ont produit les
fruits espérés, longues discussions de filles, rendez-vous après le travail
dans un café. Trois personnes, c’était amplement suffisant pour une endurcie de
la solitude telle que moi. Presque trop même déjà. Et puis je suis tombée
malade. J’ai fait ma tête de cochon et décrété que c’était aux bien-portants de
se manifester.
Le truc idiot dans tout cela, c’est que quand j’irai mieux, tout se
reconstituera sans malaise avec les autres, ceux auxquels je ne tenais pas.
Tandis que pour ceux dont j’étais le plus proche, il me faudra ravaler quelque
chose. Ravaler tout ressentiment ou fierté mal placée, ravaler ou renoncer à
leur présence et les disqualifier. Le détachement, décidément, n’est pas pour
moi et la vie ne me sera jamais ni légère ni aisée.
C’est Jean-Claude Brially, je crois, qui disait un jour à la radio que
l’amitié ça consiste à ne pas emmerder les gens avec ses problèmes. Il a raison
peut-être. Je ne sais pas. D’ailleurs parler d’autre chose que de ce qui me
cloue au lit m’aurait bien convenu.
Je me souviens de quelqu’un qui savait faire cela, me parler de tout, de
science, de politique souvent. Quelquefois il chantait, du Aragon ou du Ferré.
Quand j’ai été malade avant, au téléphone avec lui, j’ai vécu l’oubli de la
douleur. Je pense à lui souvent, pour toutes ces pistes qu’il m’a laissées,
jusqu’au métier que je fais et qui me vient de lui. J’aimerais lui dire que j’y
suis arrivée, parler jargon et l’écouter démolir toutes les orientations du
ministère. Il s’appelait Raphaël. Puisqu’on ne m’appelle pas, je pourrais
décrocher et composer son numéro, mais non, tout n’est pas si simple. Il est
celui que je n’appelle pas.
CHAPITRE 17
(Cher) Nono,
J’imagine que si je pesais froidement le pour et le contre, je serais
dans l’obligation d’admettre que tu n’es pas de ceux qui mériteraient une
lettre. Il y a ces ravages que tu as causés, ceux que l’on m’a racontés, ceux
que j’ai vus, commis sur d’autres, et puis deux ou trois choses que j’ai eues à
subir. Je pense à Franck surtout à son adolescence passée seul dans une
chambre, à l’interdiction qu’il avait de manger à la même table que toi. Il
n’avait pas le droit de s’attarder dans les pièces communes. Sa mère craignait
qu’il ne salisse la maison, et toi tu préférais ne pas le croiser. Je n’oublie
pas ces épisodes et d’autres dont j’ai été témoin, curieusement pourtant c’est
comme si je ne pouvais pas regretter de t’avoir connu. Ton image reste associée
à des lieux plus qu’à des évènements, à ce bord de mer sauvage où j’ai passé
bien des étés, à la liberté de courir et d’arpenter la plage.
Le jour du départ, à trois heures du matin tout le monde était levé. Dans
la nuit claire, le plafonnier du garage ravivait un peu la cour. Nous
chuchotions pour ne pas réveiller les voisins et nos pas sur le gravier
produisaient ce craquement un peu sourd. Chacun s’affairait, tu attelais la
caravane, Franck et moi apportions les bagages jusqu’au pied de la DS tandis
que sa mère chargeait le coffre. Enfin venait le moment de partir, nous savions
qu’il ne faudrait pas parler pendant que tu conduirais, que cela durerait des
heures. Le jour se lèverait, les poteaux défileraient le long de la route. Vers
Paris, il y aurait un long tunnel avec des lumières orange, et puis, longtemps
après, la voiture s’arrêterait devant la barrière en métal du champ de nos
rêves. À la seconde où l’une des portières s’ouvrirait, l’odeur de la mer
envahirait nos narines, cette odeur d’algues et d’embruns que nous ne
remarquerions plus ensuite, et qui à cet instant, donnerait à notre arrivée
comme l’air d’un basculement.
Le champ était entouré d’une haie de ronces et de buissons, puis longé
par un chemin de sable qui conduisait à la dune. Le bruit parfois des rouleaux
nous parviendrait, les vagues comme un aimant, le flux et le reflux dissimulés
derrière la dune. D’autres fois le silence tel un appel de l’immensité nue nous
supplierait. Quoi qu’il en soit, il faudrait d’abord ouvrir la barrière,
s’assurer que le robinet d’eau fonctionne, monter les tentes, gonfler tous les
matelas, sortir les tables, les chaises, aider au montage du auvent, assister à
la mise en service du minuscule frigo à gaz, remplir et mettre au soleil les
bidons qui serviraient pour la douche. Ensuite, comme nous passerions là des
semaines, comme il n’y aurait pas d’activités organisées et peu de sorties, il
faudrait bien nous laisser le droit d’aller et de venir.
Quelques règles, pas de baignade sans un adulte et être à l’heure pour
les repas, mettre la table, la vaisselle à laver et puis… LA LIBERTE, les
vagabondages, les déambulations, les jeux divers et la pêche à pied. Il
suffirait de dire où l’on allait, de s’équiper d’une épuisette et d’un panier à
bandoulière, d’un livre ou de jumelles, de passer la barrière, de suivre le
chemin et de gravir l’énorme amas de sable en zigzagant parmi les joncs. De
l’autre côté s’étendait le lieu démesuré de toutes nos aventures. Un petit roc
isolé et pointu, juste en face, nous servait de repère. Très loin à droite, les
pieux à moules, à gauche encore plus loin, des étendues de rochers et quelques
silhouettes affairées. À l’horizon et par beau temps, le profil bleuté de
Jersey semblait signer l’endroit, et la nuit aussi parfois, des lumières
traversaient jusqu’à nous qui venaient de là-bas. Divagations nombreuses, se
laisser pousser par le vent ou lui faire face, pour mettre un nom sur cet objet
là-bas échoué, un casier à homard peut-être, quelque chose qu’on pourrait
ramener. Changements de cap inopinés, courir vers les mouettes pour les voir
s’envoler, s’approcher de cet homme au loin penché, parier sur le contenu du
seau à ses pieds.
Les arrivées, les départs, modifiaient la géométrie du camp, mes parents
pour une semaine ou deux, Domi, son mari avec Jeanne et Thibaut. Les couples
restaient, repartaient, revenaient plus tard chercher les enfants. Sur place,
chaque expédition avait ses volontaires, sa géométrie aussi, en fonction des
envies.
Avec Franck, Jeanne et Thibaut, les concours de saut du haut de la dune,
le jeu du monde et son grand cercle, mille fois retracé dans le sable et les
parties de pouilleux massacreur assis dans une tente en tailleur durant les
heures de pluie. Je me souviens d’un énorme château que nous avions construit,
un château creusé plutôt, avec des tranchées en guise de couloir, une sorte de
labyrinthe en fait, dans lequel nous nous étions cachés et poursuivis des
heures. À la fin nous avions regardé la mer l’envahir et l’effacer, nous avions
bondi dans les flots et participé au massacre, le tout en poussant des cris
sauvages, des hurlements de vagues et d’éboulements.
Avec les adultes, la cueillette des pétoncles, des bulots ou des
palourdes. Nous ramassions les bigorneaux, grattions le sable à la recherche de
coques et décollions les patelles avec un couteau. La mère de Franck,
spécialiste des étrilles, les dénichait à l’aide d’une pique et puis nous
ramenions notre pêche pour le repas de midi
Nous possédions chacun un horaire des marées, ce petit dépliant bleu
contenait nos journées. À l’heure de la marée haute, le déferlement des
rouleaux, la baignade ou la nage au calme un peu plus loin, les tests de
stabilité sur le petit bateau gonflable. À l’heure de la marée basse, la plage
immense à explorer. Je partais seule pêcher la crevette quelquefois. J’allais
pousser le filet de l’épuisette dans l’eau des pieux à moules et autours des
rochers. J’aimais divaguer, marcher très loin, regarder, toucher ces choses
dont pour certaines j’ignorais le nom. L’endroit était à la fois nu, peu
fréquenté, et parcouru d’activités humaines, gorgé aussi de ces curiosités
minérales ou vivantes. Les pêcheurs à la ligne creusaient la plage humide à la
fourche-bêche pour attraper ces gros vers de sable qui serviraient plus tard
d’appât. Des créatures ensevelies, je pensais qu’il s’agissait des vers,
avalaient le sable pour se nourrir des résidus organiques qu’il contenait, et
rejetaient ces sortes de tortillons sableux que l’on trouvait partout où la mer
reviendrait. Des tracteurs remorquaient les bateaux, ou emmenaient des femmes
poser les lignes entre deux bouées. Parfois des chevaux et leur cavalier longeaient
le bord de l’eau. J'ai appris plus tard qu’il s’agissait de chevaux blessés et
qu’on les soignait par hydrothérapie. De temps en temps des chars à voile
passaient et marquaient le sol de ces étroits et parallèles sillons. J’avançais
en prenant soin, comme tu nous l’avais recommandé, de ne pas poser le pied sur
l’hameçon d’une de ces lignes entre les bouées, ou sur l’épine dorsale d’une
vive dissimulée. Je ne sais pas finalement pour la vive si le risque était
avéré. En tout cas je n’ai jamais vu ou senti cet animal redoutable et devenu
quasi mythique.
Je marchais, il arrivait que je rencontre des affleurements d’une terre
grise qui ressemblait à de l’argile et pouvait se modeler. Tout aussi rarement,
une méduse échouée apparaissait… à ne toucher qu’avec un bâton à cause de la
brûlure qu’elle pourrait provoquer et qui durerait, paraît-il, jusqu’à la
prochaine marée. Dans la catégorie des étranges et des « sans nom
connu », je me rappelle ces grappes noires, presque semblables à du
raisin, des œufs en fait, recouverts d’une membrane élastique et foncée. Je
parcourais l’immensité nue et en chemin mes poches se remplissaient, os de
seiche, grains de café et ces petits coquillages blancs ayant l’aspect d’une
corne.
Tu nous avais déconseillé les alentours du havre, à cause des tourbillons
et de l’eau qui s’y engouffrait. Et si je n’ai jamais pu m’en approcher de très
près, c’est surtout que le sable en avançant y devenait instable, des sables
mouvants presque, et puis l’odeur dramatiquement iodée qui s’en échappait ne
donnait pas envie de continuer. Je ne m’en suis pas trop vantée, mais tu vois,
c’est là que j’ai trouvé mon premier grain de café. Je n’en avais jamais vu
auparavant mais j’en avais entendu parler et c’est grâce à son nom que je l’ai
reconnu. Ensuite, la compétition des grains de café avait fait rage parmi les
enfants. Un jour, j’ai découvert par hasard que la marée les déposait en se
retirant, aux mêmes endroits qu’elle déposait ces petites algues vertes en
forme de filaments. J’avais suivi la plage en long, pisté ces fins tracés vert
clair et leurs interminables liserés de coquillages brisés. En une seule fois
ma collection était passée de moins de cinq à plus de quatre-vingts. J’avais
imaginé l’étonnement de ceux du camp à mon retour mais Franck m’avait aperçue
du sommet de la dune, il m’avait vue scruter le sol de manière insistante et me
baisser souvent. Une demi-heure après moi, il était rentré. Ses mains un peu
plus grandes que les miennes, lui avaient permis d’en serrer un nombre bien
plus impressionnant.
À l’aller comme au retour, nous gravissions la dune. Des chardons
poussaient parmi les joncs et ils servaient de reposoir à ces petits escargots
jaunes, endormis par milliers. Le tout, dans la brise, oscillait doucement,
formait un décor poético-fantomatique et décadent. Au camp, aux heures où la
marée montante réduisait la plage et avant la pleine mer, je lisais, le tiers
ou le quart des Rougon-Macquart une année, j’écrivais des lettres et j’écoutais
la radio, souvent Daniel Mermet. Quand les vagues s’attaquaient au sable séché,
quand la ruée de l’onde se précisait, quand ce bruit du déferlement telle une
respiration donnait le rythme à nos poumons, nous nous dirigions vers l’eau et
les grosses puces de sable la fuyaient. Avant la fraîcheur des flots, il y
avait souvent ce moment délicat, ce passage du front sautillant d’une armée de
puces en déroute. Nous traversions en grimaçant et puis dans les remous, dans
les claquements du flux qui s’abat, les puces passaient aux oubliettes et avec
elles tout autre inconvénient de la vie terrestre.
Toi tu étais l’intendant, l’organisateur, celui par qui ce bord de mer
était possible. Tu sculptais des oiseaux dans les os de seiche, des mouettes le
plus souvent. Nous regardions le mouvement du couteau, et puis nous t’imitions,
nous enchaînions les tentatives et les os de seiche brisés s’amoncelaient au
pied des tentes. Parfois, tu nous remémorais les exploits du fabuleux Mouchy.
Je me souvenais de lui, à l’arrière couché sous nos pieds durant le trajet. Il
avait eu paraît-il cette manie de vouloir ramener tous les baigneurs qui
s’éloignaient. Mouchy le légendaire grœnendael noir rejoignait au loin les
nageurs de la famille, il gémissait, et lorsqu’ils saisissaient enfin son
collier, il les tirait jusqu’au rivage.
De temps en temps, les premières années surtout, il nous arrivait de
revenir de la plage avec des taches de goudron sous les pieds. Tu les frottais
alors avec du beurre et elles disparaissaient. Tu te rendais au marché d’un
village voisin. Tu attendais le remballage, par cageots entiers tu achetais les
fruits invendus et tu revenais au camp chargé de ces profusions odorantes. J’ai
des ventrées de melons et de pêches en souvenir, et aussi de BN nature trempés
dans du lait et de pommes de terre chauffées dans la braise avec la peau.
J’étais moins adepte de ces maquereaux que des pêcheurs du village te donnaient
et que tu cuisais dans l’eau sans aucun condiment.
Le camp était assez spartiate. Près de la barrière, adossé au talus, à
moins d’un mètre du sol, prévu à l’origine pour abreuver les vaches, il y avait
un robinet. Un peu plus loin, juste à l’angle du champ, une petite cabane en
bois servait de toilettes, avec à l’intérieur un banc percé d’un trou ovale,
dans lequel régulièrement tu versais du crésyl. Les jours de pluie, les tentes
en coton prenaient l’eau. Nous grelottions parfois dans nos duvets légers, dans
ces nuits froides du bord de mer normand. Moins d’une semaine après notre
arrivée, les matelas gonflables étaient en général percés. Jeanne et moi
soupçonnions la mère de Franck, chaque année, de les crever à coup d’aiguille.
À l’heure de la douche, tu soulevais sur ton épaule l’un de ces gros jerrycan
blancs, tu les tenais au-dessus de nos têtes, pendant que couverts de savon,
nous nous rincions au plus vite. Quand il avait fait beau, l’eau était chaude,
et puis les autres jours, si possible, nous remettions la douche au lendemain.
C’est drôle tu vois, je ne pourrais pas dire aujourd’hui, que ces longues
semaines toujours au même endroit, que ces conditions rudimentaires me
motiveraient pour un départ au pays des vacances de mes rêves. Le sable chaud
coulait entre nos doigts et certains jours, précipité par le vent, il nous
fouettait les jambes, et c’est pour ce bord de mer je crois, que mes yeux rient
à ces pensées qui me ramènent à toi.
Ma mère avait passé là quelques jours, les premières années avec mon père
et ensuite avec son remplaçant. Et puis ils n’étaient plus venus, entre autre,
à cause d’un camembert que la mère de Franck avait un jour méchamment posé sur
la table. Nous étions huit et elle avait lancé que ça devrait faire la semaine.
Je ne me souviens plus en fait de cette histoire de fromage, que ma mère
racontait encore quelques années plus tard, en revanche je me rappelle
l’enquête sur la disparition du papier toilette. Cette semaine là, tous les
enfants étaient au camp et mise à part la mère de Franck, aucun de nos parents.
Tu nous avais convoqués un par un et d’un air suspicieux, tu nous avais
interrogés sur les quantités de papier que nous utilisions. Selon toi, les
rouleaux disparaissaient trop vite et l’un d’entre nous devait en être le
responsable. Comme au terme de cet examen, aucun coupable n’avait été démasqué,
les jours suivants, tu avais rationné le papier toilette, avec distribution
quotidienne et personnalisée.
Une autre année, je me souviens d’une scène où j’avais été punie et
consignée dans ma tente. De là, je t’entendais discuter avec la mère de Franck
et deux autres personnes. Tu leur disais que moi et ma mère nous étions des
dégénérées. La preuve d’ailleurs, elle consultait un psychiatre à Auxerre.
Jeanne avait essayé de protester, je n’avais rien commis semble-t-il qui
méritait une punition, et pour finir tu l’avais giflée.
Une autre année encore, la suivante peut-être, il y avait eu ce séjour
chaotique en compagnie de Christine. Franck n’était pas là. Avec le recul,
j’imagine qu’il était déjà banni. Jeanne et Thibaut étaient ailleurs, en
vacances avec leurs parents. C’est loin tout ça. Je ne t’en veux même pas.
Peut-être parce qu’après, ça s’est arrêté là. J’ai décidé que les vacances avec
toi c’était fini et je n’ai pas eu l’obligation de te revoir. De retour à Sens,
j’avais fait le récit à ma mère de ces déroutantes journées. Elle s’était
étonnée, vu les circonstances décrites, que nous n’ayons pas demandé à revenir
plus tôt. Nous aurions pu l’appeler depuis la cabine téléphonique du hameau,
l’informer de ce qui se passait. En fait et très simplement, nous n’y avons
jamais songé. La date du retour était fixée, c’était ainsi et nous nous y
sommes conformées. Peu-être aussi la mer nous avait retenues, la liberté depuis
toujours associée à ces lieux et toutes les formes de l’esquive qu’ils
offraient en cadeau. Rien à voir sans doute avec les face à face, les quatre
murs et les huis-clos qu’on trouve parfois dans les maisons. Elle a supposé que
de ton côté, tu avais espéré de nous une reddition. Nous n’avions que quinze
ans et la perspective d’avoir à nous débrouiller seules aurait pu nous
intimider. Nous aurions pu alors te supplier de nous réintégrer. Tu vois, cela
non plus, nous n’y avons jamais songé. Tu avais prononcé notre exclusion et
nous nous y sommes conformées. Un jour, des années plus tard, ne faisant pas le
lien moi-même, je lui avais parlé d’un garçon blond avec lequel j’étais sortie
là-bas, avant l’arrivée de Christine. Elle a pensé que peut-être, tu nous avais
surpris lui et moi. À son avis, il n’en fallait pas plus pour te faire
dérailler, toi, qui lorsqu’elle avait eu vingt ans, avais fait mine de foncer
en voiture sur son premier petit ami. Le jeune homme ne se sentait pas l’âme
d’un héros, il l’avait immédiatement laissée tomber
Plus tard et contre toute attente, avec celui qui deviendrait ensuite mon
père, tu t’étais plutôt bien entendu. Elle a cette théorie selon laquelle tu
aurais su que lui, ne serait jamais à même vraiment de lui voler sa fille. Je
devrais dire plutôt qu’elle avait cette théorie, car j’ignore vingt ans plus
tard, si cette hypothèse-là a perduré. Puisque j’en suis à te décrire par son
regard à elle, je pourrais évoquer aussi les quelques doutes qu’elle avait
mentionnés concernant ton séjour en Allemagne. Pendant la guerre, tu y avais
passé plusieurs années, soldat puis prisonnier, mais elle s’interrogeait à
cause de cette photo de toi qu’elle avait entrevue. Tu t’y trouvais dans une
ferme, habillé pour le travail des champs, souriant, détendu. Ta pose un peu
fière, appuyé sur une fourche ne semblait pas de circonstance.
Mes souvenirs à moi, ce ne sont pas les siens. Ils ne confirment pas,
n’infirment pas non plus. J’ai ma petite collection personnelle. Dedans, au
sujet de la guerre justement, entre autres fragments éparpillés, il y a cette
leçon improbable, articulée par la mère de Franck. C’était l’année de la
punition je crois. Elle a tenu cet étrange raisonnement. Tu avais fait la
guerre et nous te devions le respect. De ce fait, nous avions le devoir de ne
pas te contredire et cela y compris dans le cas où tu aurais tort.
Dans la catégorie de ces bribes fossilisées par la mémoire, il en est de
plus sombres. Ici, tout de suite, je pense à Franck. C’était à Auxerre, la
veille d’un de ces départs matinaux. Énervement, préparation de bagages.
L’ambiance était à la claque et Franck s’était jeté par terre pour éviter celle
que tu avais voulu lui donner. Il était allongé sur le côté, les coudes relevés
et protégeant sa tête. Tu étais hors de toi et tu avais visé le ventre pour
l’agresser de plusieurs coups de pieds.
Pour les vingt dernières années de ta vie, je n’ai que des informations
de seconde main. Dans l’ordre et après moi, tu as cessé de voir ma mère puis
Jeanne peu de temps après. Domi, qui ne voulait pas perdre son père, a tenu
plus longtemps, au moins pour des nouvelles téléphoniques, de plus en plus
espacées. Ma mère a su par elle que tu avais vendu la maison d’Auxerre, et que
vous étiez allés vivre à Caen. Ensuite là-bas vous avez eu un enfant. Thibaut,
marqué sans doute lui aussi par le bord de mer, avait suivi des formations sur
les milieux marins. Une partie de ses études l’avait amené dans votre nouvelle
région et c’est par lui que les dernières informations nous sont parvenues.
Juste à gauche du champ, si l’on regarde depuis la route, à gauche du chemin de
sable qui conduit à la dune, un autre champ, après de longues négociations,
vous a été vendu. Vous y avez construit une maison, une résidence de week-end.
Quelques années plus tard encore, tu as été atteint de la maladie d’Alzheimer
et interné dans une unité spécialisée. C’est curieux tu vois… ma mère n’a
jamais eu coutume de porter sur la vie le regard offusqué et moralisateur de la
trop typique ménagère de plus de cinquante ans. Pourtant là, sans doute parce
qu’il s’agit de toi, elle a été choquée. Cette femme, la mère de Franck, celle
dont je n’écris pas le prénom, sans doute parce que moi aussi, pour d’autres
raisons, je ne souhaite pas outre mesure la refaire émerger, cette femme selon
ma mère, comme elle avait laissé à d’autres le soin de s’occuper de tes
dernières années, aurait ainsi atteint l’apothéose de sa carrière de profiteuse.
Elle ne t’aurait voulu que pour l’argent et pour finir elle se serait
débarrassée de toi. Personnellement j’admets que la question de l’argent joue
un rôle dans les choix de la mère de Franck, mais je crois aussi que parmi les
proches de ceux qui ont fini comme toi, hospitalisés et déments, il s’en est
trouvé beaucoup de sincères et de désemparés. D’ailleurs sans gêne aucune et
pour clore le sujet, j’ajouterai ici, que les conditions de ta fin de vie m’ont
été totalement indifférentes.
Par un notaire de Caen, nous avons appris ta mort six mois après qu’elle
ait eu lieu. La dernière version de ton testament parlait de tout laisser à ce
dernier fils que je ne connais pas. Pour cet ultime désaveux, pour cet inutile
et fantasque morceau de papier, ma mère, une fois de plus, a prononcé les mots
de la fille outragée. Je pense plutôt que tout est cohérent, inexpliqué
peut-être, mais pour ces vingt dernières années, au moins, on ne pourrait pas
t’accuser d’inconstance. Quand tu es mort, ton fils, l’héritier, n’avait que
seize ou dix-sept ans. Il semblerait qu’à ce jeune âge, il avait déjà deux fois
tenté de se suicider. Comme quoi tu vois, c’est ton absence peut-être dont on
devrait te remercier.
Je réalise en écrivant cette lettre que la maison d’Auxerre, cette maison
tellement propre avec sa cour gravillonnée, je n’ai aucune idée d’où elle
pourrait se trouver. Je me rappelle un peu les alentours, une zone
pavillonnaire de ville, des terrains carrés, des murs séparant les parcelles,
un passage commun, une grande avenue tout en virage et de l’autre côté, un
magasin et son parking. Depuis dix ans que j’habite par ici, je ne me suis même
pas posé la question. Des grandes avenues sinueuses pourtant, il ne doit pas
s’en trouver des milliers. Je réfléchis mais non. C’est comme si tu n’avais
jamais habité ici. L’autre maison, dans cet ancien grand champ, à l’arrière de
la dune, elle en revanche, je la situe très bien. Je suis repassée là-bas
plusieurs fois pour de courtes vacances. Je n’étais pas très sûre que c’était
bien cette maison là. On m’avait mal expliqué peut-être et aucun nom ne
figurait sur le portail. J’avais laissé ma voiture un peu plus loin. J’avais
pris le chemin de sable, mes chaussures à la main. J’avais refait le voyage,
les pieux à moule et les grains de café. J’avais escaladé ces très gros blocs
pierreux, juste au-dessus du havre et j’étais revenue par la route. J’allais
rejoindre ma voiture, lorsque j’ai vu dans le chemin, une femme de dos avec un
chien. Elle avait ces cheveux très courts, et cette silhouette mince et déliée.
C’était bien elle, la mère de Franck. Elle se dirigeait vers la plage, de cette
démarche appliquée que nous lui connaissons. Je n’aime pas cette femme tu vois,
et le plus incongru dans tout cela, c’est que son rêve de maison derrière la
dune, cela pourrait bien être aussi le mien. Ne pas aller là en vacances mais y
vivre plutôt. Mettre en hiver des bottes et un ciré, et aller voir la marée
basse. Entre Thibaut, devenu directeur d’un aquarium touristique, et sa mère
maintenant retraitée sur la presqu’île de Crozon, on dirait que ces étés sans
confort, cette radicale horizontalité et ces lents va-et-vient du bord des
choses, nous ont tous un peu fait advenir.
Il y a très longtemps, ma mère m’avait donné l’adresse de Franck, quelque
part dans la région parisienne. Je lui avais écrit mais il n’avait pas répondu.
CHAPITRE 18
(Chère) Zoé,
Aux heures où je le traverse, le village est souvent désert. Je suis ces
rues presque sans trottoirs, ce bitume réparé mille fois, les traces laissées
par les tranchées du gaz. Je longe le gris et l’ocre de ces murs de pierre. Je
passe le long de ces façades, de leurs portes, de leurs volets, des bleus, des
verts, des fermés, des ouverts. Les anciennes granges avec leur long linteau de
bois sont reconverties en garages. Les escaliers des maisons vigneronnes
servent de surplomb pour les entrées de caves. On trouve encore des caniveaux
pavés et des bordures de pierre arrondies par les ans. Derrière les grands
portails, encadrés parfois de grands porches en pierre de taille et de leurs
bornes charretières, on devine des cours intérieures, des murs recouverts de
vigne vierge, on aperçoit des clématites et des glycines. L’une de ces cours
est accessible aux chats par une évacuation taillée dans le trottoir. Un chaton
blanc, à mon approche, quelquefois s’y engouffre et disparaît.
Au passage, quand j’y pense, au fond de la cour commune, je regarde la
maison où nous vivrons bientôt. Elle a le charme rustique de ces maisons d’ici,
une porte basse, l’encadrement d’une des fenêtres qui part un peu de travers.
Deux-cents mètres plus loin il y a toujours ce gamin. Il ne dit plus bonjour
maintenant, il aboie. La tête calée entre deux barreaux du portail, avec son
visage mince et pâle, ses cheveux noirs et ses sourcils épais, il agrippe le
métal et il aboie. Derrière lui la première partie du jardin est gravillonnée,
blanche, immaculée. À l’arrière le gazon est tondu de près, dense, régulier,
troué de disques parfaits, au milieu desquels sont plantés des rosiers. Dans ce
village de rues sinueuses, dans ce creux de vallée entouré de collines, ici
c’est le royaume du rectiligne. Le gamin aboie comme il disait bonjour. Il
commence alors qu’il m’aperçoit et il arrête lorsque je disparais, happée par
la rue adjacente. Quelquefois même il continue quelques minutes. Je marche,
j’ouvre et je referme la porte de l’appartement et je l’entends encore, lui et
ses aboiements…
CHAPITRE 19
(Cher) Simon,
J’écris des lettres en ce moment. J’écris à ceux que j’ai connus, à
certaines qui furent mes amies, à d’anciens professeurs, à toute sorte de gens.
Je peuple le silence, je convoque les absents. On dirait pourtant que je tarde
un peu pour l’amour. On dirait que toi et d’autres, les hommes, les empêcheurs
de chemins tous tracés, ceux-là qui finalement ont occupé la plus centrale des
places, on dirait que j’ai du mal à vous parler. Ce n’est pas par pudeur, ni
que le sujet me gênerait. C’est surtout que j’aurais aimé retracer le plus
important, l’amour, le désir, ce qui nous a liés. C’est que j’aurais voulu
retrouver le sens du courant. C’est qu’après tout ce temps passé, je sais que
j’échouerai à rappeler ce qui n’est plus. Tu vois déjà, les mots sont
maladroits. Je te parle des hommes comme s’il y en avait eu beaucoup.
D’ailleurs il y en a eu beaucoup, mais je n’écrirai pas à tous. Bien sûr et tu
le sais, il en est certains dont le souvenir s’accroche, certains comme toi,
dont on rêve parfois la nuit encore quinze ans plus tard.
Hier matin, quelqu’un disait à la radio, qu’écrire c’est accepter
d’échouer à écrire tel qu’on aurait souhaité le faire. Ainsi j’accepte et je
t’écris.
J’étais rentrée d’Égypte. Je cherchais du travail depuis quatre longs
mois. Le Bac C et la maîtrise de géographie n’avaient jamais impressionné le
moindre des employeurs anglais, et six ans plus tard, le manque d’expérience
formait un énorme trou dans le CV. J’étais ce qu’on appelle desinsérée, sans
preuve à l’appui, sur le papier comme à l’intérieur, en manque de certitudes à
proposer. Je lisais les annonces, je postulais. Les entretiens se faisaient
rares et je me sentais piteuse dans la posture de demandeuse qu’il fallait y
tenir. Pour faire venir Souliman, il aurait fallu un CDI et rien qui ressemble
à cela n’était à ma portée. Un concours de rédacteur territorial approchait que
j’avais décidé de préparer. Apprendre au moins faisait du bien.
Méandres et dédales de l’organisation institutionnelle de la France,
lettre de motivation, recherche d’un traducteur expert pour les papiers de mon
divorce prononcé en Angleterre. Siècle des lumières et origines historiques du
principe de la séparation des pouvoirs, requête auprès du tribunal de Nantes
pour la transcription des nouvelles mentions nécessaires à mon état civil,
lettre de motivation, bilan de compétence dans les locaux de l’ANPE. Beauté
formelle de la logique et hiérarchie des lois, rendez-vous avec l’assistante
sociale de secteur sans laquelle la CAF restait muette concernant les pièces
complémentaires à fournir, lettre de motivation, l’espoir de revoir Souliman,
mais faisait-il réellement le projet de venir. Démocratie, mode de scrutin des
élections législatives et fonctionnement de l’Assemblée Nationale.
Il aurait fallu quelque chose, un pas de côté ou une lueur, quelques
humains à fréquenter. Je m’étais présentée aux restaurants du cœur et depuis
deux semaines, pour quelques heures au moins, ce que j’y faisais produisait un
résultat. Avec d’autres bénévoles et les employés, des palettes de denrées
triées, des kilos de viande reconditionnés, du concret, du réel, des
distributions prêtes à démarrer, des rires et des visages, quelques bribes au
moins, quelques éclats de vie.
Rue Cazotte, mon studio sous les toits cuisait sous le soleil de la
saison. Après les lettres et les révisions, à la tombée du jour, j’allais
chercher la fraîcheur. Je marchais jusqu’à la Place Wilson et je m’y asseyais
avec un livre. Une heure plus tard, les bruits de voiture s’atténueraient, il
deviendrait malaisé de distinguer les phrases et dans le grand bassin
circulaire, les projecteurs s’allumeraient. Un soir tu étais là, sur le banc
d’à côté et nous avions discuté. Tu travaillais comme conducteur d’engins dans
une entreprise de travaux publics. Nous nous étions revus plusieurs fois, aux
mêmes heures et au même endroit. Un soir, alors que je parlais de Souliman, je
ne t’avais jamais caché son existence, tu t’es levé, tu m’as saluée très vite
et puis tu es parti. Les deux jours suivants, tu n’étais pas reparu Place
Wilson et c’est seulement le troisième soir que j’ai reconnu au loin cette
légère dissymétrie dans la démarche de l’homme qui s’approchait. Nous nous
sommes assis côte à côte sur la dernière marche du kiosque à musique. Ce qui
devait être dit avait été dit, murmuré à peine, et sans se regarder. Tu
habitais à quelques rues de là. Dans la demi-clarté orange de l’éclairage
public, nous avions suivi les trottoirs jusqu’à ton lit, et nous y avions fait
l’amour.
Le lendemain matin, j’avais cherché mon chemin jusqu’à l’ANPE. La
conseillère du bilan de compétence m’avait trouvée très en forme. En conclusion
de ces plusieurs semaines, des questionnaires, des entretiens, elle pensait
qu’un poste d’expert dans une équipe où chacun aurait sa spécialité me
conviendrait tout à fait. J’avais trouvé le propos naïvement sympathique, assez
juste sans doute, et sans aucune utilité concrète. Je ne savais pas bien sûr
que douze ans plus tard, j’occuperais un poste qui ressemblerait à ça.
Place Wilson, le soir, tu m’as donné la clef de chez toi. Pendant les
mois qui ont suivi, nous avons beaucoup fait l’amour, des soirées entières, les
week-ends, plusieurs fois, le matin, la nuit, à la pause déjeuner quand tu
pouvais rentrer. Nous avons fait l’amour chez moi lorsque nous y passions pour
prendre des affaires. Nous avons fait l’amour sur ce tapis, juste au pied du
fauteuil duquel tu me faisais glisser. Nous avons fait l’amour, agrippés aux
robinets de la douche. Une fois, alors que j’étais nue dans ton Perfecto
entrouvert, tu m’avais prise dans la cuisine, allongée sur la table et au
milieu des miettes, qui crissaient sous le cuir. J’aimais tes yeux au fond des
miens, la précipitation et la lenteur, et les chansons de Bob Marley qui
berçaient nos journées. Place Wilson, en haut des marches, ton épaule contre la
mienne, tu enroulais tes doigts aux mèches de mes cheveux, tu approchais la
bouche de mon oreille et tu me vouvoyais pour chuchoter les choses que tu
voulais me faire. Peut-être en dehors de cela, nous n’avions pas en commun
beaucoup de points. C’était sans importance. L’intelligence du corps est un
prodige. Cette beauté de l’instant est assez rare, pour que l’on prenne grand
soin, à coup de mots mal choisis, de ne pas la blesser.
Aux restaurants du cœur, après une discussion au hasard d’un couloir avec
une bénévole chargée des admissions, je suis devenue bénéficiaire. En effet,
avec mon dossier trop compliqué et la Caf qui ne répondait pas, j’aurais dû
toucher le RMI et je ne touchais rien. Un jour sans doute, on me verserait les
mois de retard, et en attendant si j’avais toujours pu manger, c’était grâce à
de l’argent que l’on m’avait prêté.
Après quelques hésitations probablement, tu m’avais dit que depuis
l’école, tu n’avais plus beaucoup lu, que tu avais du mal à déchiffrer. Tu
voulais que je t’aide à réapprendre. J’ai ramené de la bibliothèque « Le
petit prince ». Assis sur le bord de ton lit, tu as lu tout haut les
premières pages. Je m’étais allongée et j’écoutais. Articulées en force,
chacune des phrases était lue avec application mais leur sens t’échappait. Moi,
avec d’autres mots, je t’ai re-raconté l’histoire, et puis très vite, au bout
de cinq à six séances, tu avais pris la relève. Tu lisais, je te posais des
questions et c’est toi qui me parlais du petit prince, des détails factuels de
ses aventures et aussi des sujets que le texte abordait. À la fin tu posais le
livre, tout doucement tu te penchais sur moi. Ta main remontait le long de ma
cuisse, dérangeait les vêtements, semait le trouble au passage, et tu me
pénétrais ou bien alors je me jetais sur toi.
Ta mère était passée un jour à l’improviste, et c’est ainsi que j’avais
fait sa connaissance. Elle ne s’était pas attendue, sans doute, à tomber sur
une inconnue, et les cinq premières minutes avaient été un peu rêches. Après
quelques questions, tout avait pris sa place, un peu comme si j’avais toujours
été là. Elle vivait seule dans la maison où tu avais grandi. Elle parlait,
parlait, sans jamais s’arrêter, et critiquait souvent ton père, parti quelques
années plus tôt, pour aller vivre avec une autre femme. Je me souviens de sa
maison, de son charme un peu sombre, des ces énormes poutres rondes, dont la
forme irrégulière rappelait l’arbre, de ces pierres, qui par endroits,
affleuraient de l’enduit, de ce sol de roches polies et bosselées et de la
douceur du jour qui s’y reflétait. La fraîcheur minérale du lieu imposait de
fréquentes flambées et cela même en été. Elle alimentait le feu, cuisinait,
tout ça sans s’arrêter de discourir et sans jamais laisser le moindre blanc.
Les mêmes thèmes revenaient, qui faisaient de sa logorrhée un ressassement, les
mêmes emportements à tort et à travers. Au bout de quelques heures, cette
apnéique saturation du temps qui passe, donnait un aperçu vertigineux sur les
profondes fêlures de l’âme humaine.
Le soir d’un week-end, elle nous avait invités à manger et à rester
dormir. Elle s’était couchée tôt et nous avions terminé la soirée, allongés
tous les deux et chuchotant devant la cheminée. Ensuite, nous avions couché
dans des chambres séparées, chacun dans un de ces lits simples qui devaient
dater de l’enfance. Au matin, je t’avais rejoint et puis nous avions fait
l’amour.
C’était l’automne, l’époque des intempéries était arrivée, et avec elle
la fin de ton contrat. La camionnette de chantier que l’on te prêtait avait
disparu. Un dossier des Assedic était apparu, que tu avais laissé dans la
cuisine, sans t’en préoccuper. Deux jeunes hommes d’un quartier voisin étaient
venus te voir à ton studio. Ils avaient déposé une dizaine de cartons, dans
lesquels se trouvaient des reproductions photographiques de peintures connues.
Il s’agissait de les vendre de porte à porte. Ils fourniraient la matière
première, vendraient aussi de leur côté, s’occuperaient des comptes et des
papiers. Pour des raisons assez peu claires, ils avaient besoin pour cette
activité, que tu crées une société à ton nom. Plus étranges encore étaient les
raisons qui te poussaient à leur accorder ta confiance. Ils venaient d’un
quartier qui se trouvait non loin d’un autre quartier où tes parents avaient
vécu, alors que tu étais enfant. Le studio que tu habitais, proche aussi de ce
quartier, avait été trouvé par ton père qui en connaissait les propriétaires.
Selon toi, il y avait là des signes à décrypter. Le hasard de la rencontre avec
ces deux jeunes gens n’était pas le hasard, et tes parents avaient forcément
quelque chose à voir avec ça.
Tu avais pris des cadres sous ton bras, tu avais frappé aux portes et
réussi quelques ventes. J’avais passé le concours de rédacteur territorial.
Pour un seul poste proposé, dans un immense amphithéâtre, plus de soixante-dix
personnes attendaient le top départ. À l’heure dite, chacun a retourné la
feuille qui se trouvait devant lui et a découvert enfin le sujet :
« Le maintien à domicile ». Quatre ou cinq lignes à peine traitaient
de ça dans les centaines de pages que j’avais lues.
Tu étais sorti pour acheter des cigarettes, un jour, aux alentours de
dix-huit heures. En temps normal pour ce genre de motif, l’expédition ne durait
pas plus d’un quart d’heure. Une heure plus tard, j’étais en train de
raccourcir une jupe et je ne m’inquiétais pas encore. Encore une heure plus
tard, je terminais la jupe en m’efforçant de ne penser à rien. Terminer la
jupe, surtout ne pas penser. Ensuite j’ai tourné et viré dans l’appartement.
J’ai attendu, attendu, j’ai regardé des idioties à la télévision. Pas de
téléphone dans ce studio. Beaucoup plus tard dans la soirée, j’ai couru jusque
chez moi, j’ai appelé le CHU et le commissariat. Au retour, je suis passée par
la Place Wilson. Il n’y avait pas de raison que tu y sois et d’ailleurs tu n’y
étais pas. Chez toi c’était toujours le vide. J’ai rallumé la télévision. Des
papiers traînaient sur la table basse, auxquels je n’avais pas encore prêté
attention. C’était un avocat qui t’écrivait. Il réclamait le paiement de sommes
dues à ses clients. Un échéancier de versements était joint, établi un an plus
tôt par un tribunal et que tu n’avais pas respecté. Sous la télévision, dans un
casier du meuble bas, un tas de papiers regorgeait de demandes de paiement, de
rappels de factures et de divers courriers relatifs à plusieurs condamnations.
Tu étais reparu, à quatre heures du matin. Qu’avais-tu fait pendant tout
ce temps ? Rien de spécial. Tu étais tombé par hasard sur des gens qui
avaient besoin d’aide pour déménager. Tu avais profité de l’occasion pour
gagner un peu d’argent. Tu n’avais pas eu le temps de repasser pour m’informer.
Après cela, tout avait commencé à déraper. Place Wilson à l’heure promise, le
plus souvent tu n’étais pas là. Tu disparaissais des jours entiers. Tu ne
mangeais presque plus. Le dossier des Assedic, avec mon aide enfin complété,
dormait sur le frigidaire. Tu promettais de le porter, et puis tu n’y pensais
plus. Je couchais de nouveau chez moi, et la nuit et le jour, je faisais des
aller-retours pour essayer de te trouver. Je retournais Place Wilson comme si
le temps d’avant pouvait y resurgir. Au soir tombé, dans les démarches de ceux
qui passaient, j’y guettais la dissymétrie. J’écrivais des mots de rupture que
je laissais chez toi. Tu réapparaissais rue Cazotte, tu promettais, tu me
disais l’envie que tu avais de moi. Tu tentais des caresses jusqu’à ce que je
cède et après l’amour tout recommençait. Les rebondissements s’étaient
succédés, et leur chronologie a disparu dans le désastre… Tu ne payais plus ton
loyer. Ton père t’avait déménagé d’office. Tu t’étais retrouvé chez ta mère à
Sacquenay. Chez elle comme auparavant, tu avais disparu et reparu, et tu
refusais de manger. Une fois, dans cette litanie des ruptures, c’était moi la
première qui avait souhaité renouer. Une autre fois, un après-midi rue Cazotte,
tu avais débarqué en pleurs avec une bague. J’avais compris, entre les larmes
et les hoquets, que tu craignais d’avoir le Sida. Étant plus jeune tu t’étais
prostitué, avec des hommes souvent et sans te protéger. Nous étions allés faire
le test. Négatif heureusement. Une autre fois encore, je ne sais plus pourquoi
nous étions dans ce bus qui débouchait Place de la République, tu avais
prononcé ces mots : « Ils m’ont volé l’idée. » Quelle
idée ? « La statue au milieu de la place… C’est une idée à moi et ils
me l’ont volée. » J’ai levé les yeux vers le personnage ailé du sommet,
puis j’ai tourné la tête vers toi. J’espérais sans doute une ironie dans ton
regard, ou un éclat de rire devant mon air interloqué. Tu étais très sérieux au
contraire. Tu avais l’expression de l’homme bafoué, les poings serrés de celui
que l’on a trahi. J’avais su par ta mère, qu’à Sacquenay, il t’arrivait d’être
violent. À plusieurs reprises, tu avais menacé de la tuer. Plusieurs fois, elle
avait cru que tu la frapperais.
Quitter un homme, je l’ai fait plusieurs fois. Comme je l’avais décidé
pour d’autres avant toi, comme je le déciderais de nouveau, j’en étais venue à
décréter la fin de l’histoire. Avant, après, qu’il en soit de cet amour ou d’un
autre, c’est toujours moi qui suis partie. Pourtant, presque jamais je n’ai
quitté quelqu’un comme on exercerait un choix. Je suis partie souvent mais
c’est qu’il le fallait. Je suis partie encore et en ayant trop attendu. Je suis
partie avec le manque en point de mire, la peur au ventre et sans me croire
sauvée.
Il ne fallait plus que tu viennes rue Cazotte. Je te l’avais dit et tu
avais semblé d’accord, ce qui d’ailleurs ne t’avait pas empêché de revenir en
bas de l’immeuble et de sonner. Je n’avais pas répondu. Tu finirais par te
lasser. Tu étais revenu souvent, de plus en plus souvent, le jour, la nuit. Je
laissais les lumières éteintes et parfois je te voyais qui arpentait le
trottoir d’en face. Tu repartais, j’avais quelques heures tranquilles et puis
tu revenais. Lassée j’ai ouvert la fenêtre, j’ai prévenu que si tu continuais,
je ferais venir la police. Tu n’as pas pris la mise en garde au sérieux et j’ai
appelé la police. Tu as passé la nuit en garde à vue et une partie de la
journée. À peine libéré, tu es revenu sonner. J’ai rappelé le commissariat d’où
l’on m’a répondu que mes histoires avaient assez duré et que les forces de
police avaient mieux à faire. Le son criard de la sonnette paralysait le flot
de mes pensées. Sûrement ça finirait par s’arrêter. Sûrement personne ne
pouvait rester plusieurs heures arc-bouté sur une sonnette, debout dans la rue,
à ne rien faire d’autre que de s’arc-bouter sur une sonnette. Les minutes
passaient, les minutes par dizaines et c’est bien à cela que tu ressemblais, à
celui qui n’a plus pour horizon que le bouton mutique de la sonnette. Plusieurs
fois j’ai fait le tour de l’appartement. Je suis passée et repassée le long des
murs, le long du mobilier. J’ai compté mes pas qui s’accéléraient. Et puis
quand même, je me suis raccrochée à quelques notions élémentaires en
électricité. En principe et logiquement, il devait y avoir un fusible. De fait,
il y en avait un que j’ai déconnecté et le bruit a cessé. Il était tard déjà et
demain il faudrait agir, profiter d’une absence, essayer de sortir, acheter le
journal, rechercher un autre appartement. Celle nuit, sans doute, je ne
dormirais pas, au moins il faudrait s’efforcer de réfléchir.
Allongée dans le noir, je retournais les hypothèses. Tous les deux ou
trois jours, en stop, tu regagnais Sacquenay, et là, tu t’écroulais un long
moment et tu dormais. Ta mère aurait probablement la gentillesse de m’informer
de ta présence, si je le lui demandais. Provenant du haut de l’escalier, juste
derrière la porte d’entrée, j’ai entendu comme un bruit mat. Avais-je bien
entendu ce son ? Je ne bougeais pas et mon oreille triait les aléas du
silence. Se pouvait-il vraiment que tu sois là, à l’intérieur du bâtiment, et
si oui, pourquoi ne frappais-tu pas ? Un léger courant d’air, un
bruissement dans la cuisine et j’ai su que tu t’approchais. J’aurais pu bondir
et hurler. J’ai préféré attendre, ne pas bouger comme si je dormais. Tu as
passé la porte, contourné le lit en silence et doucement tu t’es assis sur le
côté. Ta main a caressé mon dos. Quand j’ai ouvert les yeux, tu souriais dans
la pénombre et j’ai pensé que la seule issue, c’était d’en profiter.
Tu ne m’en voulais pas pour la garde à vue. Tu souhaitais simplement
dormir un peu, me serrer dans tes bras. J’ai accepté comme s’il n’y avait là
rien de surprenant. J’ai inspecté la porte enfoncée. Avec son minuscule verrou,
il avait suffi d’un coup sec avec le pied. J’ai parlé d’un voyage prévu le
lendemain, d’un petit séjour attendu par mes parents. Pendant que tu dormais,
j’ai réfléchi encore. Au matin, j’ai préparé mon sac. Nous nous sommes quittés
rue Bossuet. J’ai pris la direction de la gare et toi tu es parti dans l’autre
sens. Le soir même j’avais une place au foyer des jeunes travailleurs. Le
lendemain j’ai déménagé, aidée par un ami de ma mère. Cinq ou six jours plus
tard, afin de rendre au plus vite l’appartement, je suis retournée rue Cazotte
pour y faire le ménage. À l’affût du moindre bruit qui pourrait venir de
l’intérieur du studio, j’ai monté le dernier étage en silence. Derrière la
porte, dans le meublé désert, rien n’avait bougé. Contrairement à ce que
j’avais craint, tu n’avais pas adopté l’endroit pour y dormir. Tu n’avais pas
eu non plus l’envie de tout casser. En revanche, l’aspirateur et le four à
micro-ondes avaient disparu.
De retour au foyer des jeunes travailleurs, j’étais soulagée peut-être un
peu, ennuyée aussi et puis je me suis mise à penser que tu aurais pu m’avoir
suivie, que je n’avais pas pris soin de regarder derrière moi. Je suis
descendue jusqu’à la cabine devant le foyer et j’ai composé le numéro de Sacquenay.
La voix au bout du fil était la tienne. Allô ? Je n’ai rien dit et j’ai
raccroché. J’ai pris le bus pour Quetigny. J’avais rendez-vous pour un
appartement. Quand j’ai regagné le foyer, on m’a dit que dix minutes
auparavant, un homme était venu et m’avait demandée, un homme d’environ trente
ans, grand, mince, avec des taches de rousseur et un blouson de cuir. La fille
à l’accueil t’avait trouvé un air bizarre et elle avait répondu que personne de
ce nom n’habitait le foyer. Le téléphone sans doute m’avait trahie, le numéro
qui s’affiche à l’autre bout quand l’appareil le permet. Les quelques derniers
jours, en entrant et en sortant, j’ai scruté les alentours, les gens qui
passaient. J’imagine, ne t’ayant pas revu dans le quartier, que tu avais laissé
tomber cette piste. Aux restaurants du cœur aussi j’ai scruté les silhouettes
et les visages, et dans le bus quand j’en revenais. Tu n’avais plus pensé sans
doute, que j’allais là-bas, que chaque semaine à l’heure prévue, je m’y
trouvais, ou tu t’étais lassé peut-être, tu avais compris qu’il était inutile
de me chercher, que ça ne changerait rien.
J’ai pris l’appartement à Quétigny. J’ai récupéré mes tableaux et les
quelques objets qui m’appartenaient. J’ai dormi par terre pendant plusieurs
semaines. Je me suis fait prêter un vieux matelas qui sentait mauvais. Lassée
par l’odeur, je l’ai enroulé dans une sorte de bâche plastique qui collait à ma
peau et me faisait transpirer. Comme je l’avais vu faire en Égypte, j’ai
pratiqué le ménage en nettoyant la moquette avec un balai. La nuit je rêvais de
toi. Nous faisions l’amour. Dans le rêve, je pensais qu’après, il ne faudrait
pas que je m’endorme, que tu pourrais en profiter pour fouiller mes affaires et
trouver mon adresse. Nos corps s’effleuraient et j’avais peur. C’était risqué,
inconscient, dangereux, et pourtant la douceur… Ta peau et la mienne
s’appelaient. Ton sexe à l’intérieur du mien. La précipitation et la lenteur.
Au réveil, allongée dans la chambre vide, il m’arrivait de rester des heures à
regarder le plafond, des heures à me re-raconter l’histoire, à me réciter par
cœur toutes ces raisons que j’avais de ne pas chercher à te revoir. J’ai scandé
ces mots jusqu’à l’écœurement et je n’ai pas cherché à te revoir.
C’était la fin du printemps, un an depuis mon retour d’Égypte. À Dijon,
l’assistance sociale était parvenue à débloquer mon dossier. J’ai pu m’acheter
un lit, une table de cuisine et une commode pour mes habits. Peu de temps
après, la même assistante sociale m’a parlé d’un poste en Contrat Emploi
Solidarité. Elle a pris rendez-vous pour moi, avec la personne à la mairie qui
s’en occupait. J’ai passé deux entretiens et j’ai eu le poste. C’était un
contrat d’insertion, à mi-temps, comme agent auxiliaire à la ludothèque des
Grésilles. Après toutes ces années sans travailler, après tous ces entretiens
où je n’avais pas suscité d’intérêt, après tous ces aller-retours, ces voyages,
cette délétère propension aux cahots, je n’étais pas convaincue vraiment que je
ferais l’affaire. C’était sans importance… Surtout, j’espérais ne plus penser.
J’ai pris le poste et l’on m’y a fait bon accueil. Neuf heures-dix-neuf heures,
une heure de bus à l’aller comme au retour, correspondances près du campus de
"ma" faculté. Deux autres personnes travaillaient là-bas. Rangement
des jeux sortis par la femme de ménage, ouverture des rideaux métalliques,
accueil, conseil, brouhaha des enfants qui s’amusent, fiches cartonnées,
encaissement des adhésions et locations, vérification des jouets au retour,
fermeture métallique des rideaux, rangement, tri des pièces et billets,
addition et report des comptes. Elles avaient apprécié mon savoir-faire en
peinture et pendant les heures creuses, je m’étais vu confier la décoration de
toutes les surfaces vitrées ; deux gros éléphants bleus et un dragon
turquoise dans le vestiaire, dans l’entrée, une petite fille sur un cheval
orange, sur la vitrine un champ de fleurs avec un arbre, côté jardin, des
enfants d’ailleurs en habits de là-bas, une Japonaise, une Péruvienne, un Inuit
et un Nord Africain, une petite blonde et son grain de beauté sous l’œil
gauche, et sur la vitre du bureau, une planète, une rose et un petit prince. À
midi, avec les éducateurs du quartier, nous prenions le bus pour la cantine
administrative et l’ambiance était souvent joyeuse. Le soir, dans mon
appartement, je restais assise les yeux dans le vide, abasourdie par la journée
de travail, ou plutôt par ce tourbillon de la présence humaine dont j’avais
perdu l’habitude. L’omniprésence d’autrui comme une secousse brutale, la
découverte un peu tardive des séquelles laissées par l’énorme trou du CV. Tous
les trois mois, la responsable des emplois aidés me convoquait à son bureau,
dans une de ces très hautes et vastes pièces de l’ancien palais des Ducs de
Bourgogne. D’un ton sec, elle exigeait des comptes sur mes recherches d’emploi.
Elle réaffirmait, au cas ou je serais tentée de l’oublier, d’autres avant moi
sans doute avaient voulu l’oublier, que ce type de contrat n’était pas destiné
à perdurer au-delà des deux ans prévus par la loi.
J’avais recontacté ta mère une ou deux fois et rien ne s’arrangeait, les
propos violents ou incohérents, le refus de manger. Une communauté Emmaüs avait
accepté de t’accueillir. Au bout de deux jours tu t’en étais enfui. Tu
sombrais. Elle ne savait que faire et envisageait une hospitalisation d’office
en psychiatrie.
Je travaillais à la ludothèque depuis presque un an. Toutes les semaines,
chargée d’un gros sac en plastique rempli de mes vêtements, je me rendais à la
laverie. Je descendais du bus à Quétigny, portant le sac d’habits mouillés. Le
bus repartait. J’ai regardé à droite, à gauche, pour traverser, et au moment où
j’ai posé le pied sur la chaussée, en face, près de l’autre arrêt de bus, je
t’ai vu qui me fixais. Mes pas me conduisaient vers toi et il n’était plus
temps de rebrousser chemin.
Tu voulais me parler. J'avais peur. Je t’ai proposé un rendez-vous en
ville deux heures plus tard. Tu m’as regardée partir avec mon sac. Je suis
rentrée chez moi par un chemin détourné. J'ai enlevé mon nom sur la sonnette
ainsi que sur la boîte aux lettres. Quand j’ai repris le bus pour Dijon, et
toutes les autres fois ensuite, j’ai préféré un autre arrêt qui se trouvait
plus en aval.
Nous nous sommes assis sur un banc dans le petit square à l’arrière du musée
des beaux-arts. À part qu’il n’était pas question de renouer, et que j’avais
enfin trouvé du travail, je ne sais plus de quoi je t’avais parlé. De ton côté,
tu avais passé plusieurs mois interné en psychiatrie. Tu ne semblais pas
considérer qu’il y ait eu la moindre utilité ou raison à ce séjour forcé. Quand
enfin on t’avait laissé sortir, pendant des heures, des mois et des semaines,
tu avais arpenté les rues de Quetigny afin de me retrouver. Tu peinais à
articuler les mots et tu avalais ta salive toutes les dix secondes. Les effets
secondaires d’un traitement peut-être…
Deux ou trois jours plus tard, à travers les rideaux de la cuisine, je
t’ai vu passer dans l’allée qui conduisait à l’entrée de mon immeuble. J’ai
attendu dans le silence. Après cinq minutes, tu repartais dans l’autre sens,
sans doute pour continuer plus loin tes recherches. Dans trois semaines, il
était prévu que je déménage pour un petit village de l’Isère. De toutes les
manières possibles, il faudrait jusque-là que je limite les risques.
Je le disais quelques pages plus tôt : Il m’arrive encore de rêver
de toi. C’est plus rare heureusement qu’il y a quinze ans. Dans ma tête il y a
des choses qui traînent, des bribes de phrases et des théories, mais peu
importe les théories. Il y a l’air de cette chanson de Daniel Balavoine…
« La… vie… ne m’apprend rien… ». Il y a cette histoire de
fille, bien avant notre rencontre. Elle avait un enfant. Elle avait dit qu’il
était de toi. Ensuite elle s’était ravisée. Non, finalement, il n’était pas de
toi. Il y a ce jeune homme des tableaux pour le porte à porte. Il s’était mis
torse nu devant toi et tu avais vu dans son geste un message. Je ne t’ai jamais
dit qu’il était venu rue Cazotte et qu’il avait fait pareil avec moi. Le
lendemain, l’autre jeune homme aussi était venu tenter sa chance. Il y a ce
frère, ton frère aîné qui s’était suicidé quand tu étais plus jeune. Il y a la
prostitution, et avant cela, des abus que tu aurais subis. J’ai renoncé à
démêler le faux du vrai. D’ailleurs quelle importance ? Le faux, la
fiction, pour toi comme pour moi, ne sont-ils pas du vrai la mise en
forme ?
Il y a ce psychiatre, un lacanien, que j’étais allée voir. J’espérais une
aide, quelque chose qui me donnerait la force de ne plus céder à tes relances.
Il avait conclu par ces mots : « N’est-ce pas absolument
extraordinaire, d’avoir quelqu’un qui ne peut se passer de vous ? »
Une sorte de mépris jubilatoire boursouflait sa voix. Je ne suis pas retournée
le voir.
Il y a ces pages blanches de l’annuaire où ton nom ne figure pas. J’ai
tort peut-être, mais au fond, je ne t’imagine pas encore vivant.
Il y a cette question bête que je me posais, s’il fallait avoir en soi le
germe de la folie pour donner à l’amour physique, l’intensité qu’il avait avec
toi. J’ai su après que non.
Il y a ce grand pull irlandais, écru et torsadé, que je porte à l’automne
pour aller aux champignons. Ta mère te l’avait offert pour Noël. J’avais dit
qu’il était beau, que j’aurais bien envie d’en avoir un pareil. Aussitôt tu
l’avais retiré et tu me l’avais donné.
Il y a quelque chose de délicieusement paradoxal, à avoir chaud dans cet
objet qui m’est venu de toi.
CHAPITRE 20
(Chère) Zoé,
Ceux qui sont en bonne santé croient que d’être médecin, cela consiste à
guérir les gens. Ceux d’entre eux qui tombent malades, découvrent alors
l’envers du décor, un univers où les causes n’ont jamais passionné grand monde,
un petit monde de solutions aussi vaseuses que péremptoires. Je me souviens à
la radio, d’un médecin qui se qualifiait d’expert en « bobologie ».
Selon lui, le praticien, se contenterait le plus souvent d’essayer de soulager
des symptômes. Dans quatre-vingt-quinze pour cent des cas, la cause du
symptôme, la pathologie, qu’elle soit identifiée ou non, aurait disparu de
toute façon. J’ajouterais que pour les cinq pour cent qui restent, il faudra
s’armer d’indulgence face aux bien-portants, car personne parmi ces derniers,
ne souhaite regarder en face l’envers du décor.
Mon rendez-vous à Dracy a fini par arriver. Julien a pris sa journée pour
m’y emmener. J’ai eu vraiment très mal dans la voiture, et j’ai dû m’allonger.
Je me trouvais enfin devant le grand spécialiste, ou plutôt devant le
second grand spécialiste, car la liste d’attente pour le premier était encore
plus longue. J’ai adopté les positions demandées. J’ai fait les mouvements
requis. Pas de douleur caractéristique et d’ailleurs, rien dans le sens de ce
qu’il cherchait n’a semblé retenir son attention. Il s’est assis à son bureau.
Je me suis rhabillée. Dans le dictaphone, il a récapitulé les éléments du
dossier, mon nom, celui du médecin qui m’avait envoyée, les résultats de ses
observations. L’opération ne semblait pas s’imposer. J’ai demandé ce qu’il
pensait des infiltrations, au sujet desquelles mon médecin l’interrogeait. Il a
répondu dans le dictaphone que dans mon cas, il les déconseillait. J’ai parlé
de ce traitement très ancien que l’on pratique encore à Dracy. C’était pour
cette méthode devenue rare que j’avais préféré venir ici. Il a répondu dans le
dictaphone que si je le souhaitais, je pouvais en suivre le protocole. Dans ce
cas, il faudrait d’abord venir une dizaine de jours, retourner chez moi pendant
quatre semaines, toujours sans travailler, puis revenir ici encore quatre
semaines pour de la rééducation. Il n’avait pas l’air très convaincu.
D’ailleurs il semblerait que ça ne marche pas à tous les coups et puis le temps
d’attente est de presque deux mois. Il a sorti l’appareil à carte bancaire et
j’ai payé. Il m’a conduit vers une secrétaire pour qu’elle me communique les
détails matériels d’une éventuelle hospitalisation. Je m’inquiétais de la
durée. Je ne travaille plus depuis déjà deux mois. Elle a répondu que la
plupart des patients planifient leur hospitalisation. Ils travaillent et ne
s’arrêtent que pour les deux mois et demi prévus dans le protocole.
Voilà ! On dirait maintenant que c’est à moi de réfléchir, alors je
réfléchis. J’ai comme dans l’idée que ce que j’ai, c’est autre chose que ce
qu’il cherchait. Il était persuadé du contraire mais j’ai trouvé ses arguments
un peu légers. Si j’ai raison, le traitement est sans intérêt. Si c’est lui qui
a raison, les résultats du traitement peinent à convaincre. Il y a le
traitement, les chances de succès du traitement, et puis aussi il y a Julien.
Ce qui nous lie ne passe pas par les mots. Les appels téléphoniques sonneraient
creux. Les phrases, froides et peu nombreuses, me raidiraient l’intérieur comme
un coup de sifflet. Il raccrocherait trop vite et il faudrait puiser l’amour
dans les souvenirs.
CHAPITRE 21
(Chère) Paulette,
Le drap blanc semblait rêche et ton corps en dessous le déformait à
peine. De ton visage devenu gris, on ne voyait plus que le nez. Le nez, dressé
vers le ciel comme un bec, et tout le reste avait disparu. Tes joues et tes
rides, lissées par la pesanteur, ton corps si petit dessous le drap. Je t’avais
toujours connue un peu voûtée, de plus en plus voûtée avec l’âge qui venait, et
cette maigreur extrême, je ne l’avais pas vue.
Dans l’allée du cimetière, derrière le corbillard qui avançait, j’ai vu
en tête ma mère et sa sœur qui se tenaient la main. Je suis sûre qu’ensuite,
elle a regretté de s’être ainsi laissée aller. Ou c’est moi peut-être… je suis
mal à l’aise à l’idée de l’avoir vu flancher. Plus tard, dans ton salon, elle a
dit que chacun pouvait prendre un objet et l’emporter en souvenir de toi. Domi
s’est levée sans hésiter. Elle s’est dirigée vers ce hideux buffet, celui aux
grappes de raisin sculptées. Elle a tendu le bras pour décrocher du mur la
photo, celle que j’avais prise des trois mésanges, sur la branche d’un cerisier.
Cette maison, maintenant qu’elle n’était plus ta maison, maintenant que
dans la cuisine je regardais ce placard et ces portes en bois peint
coulissantes, c’était Nono peut-être, après la guerre, qui l’avait fabriqué, le
bois en était si mince qu’il avait travaillé, maintenant que tu n’étais plus
là, devant le placard, cette maison je la voyais enfin. Elle était vétuste
comme une maison de grand-mère. Elle était défraîchie et sans confort et
c’était là justement, depuis le départ de Nono, qu’avait vécu ma grand-mère.
Tu avais connu l’École Normale, les premières années comme institutrice
et puis l’arrêt définitif pour cause de dépression. Bien plus tard Nono était
parti, et après cela, ou même avant peut-être, tu avais eu cette vie qui
semblait si petite. Je me souviens de toi dans le fauteuil. Tu tricotais des
pulls à longueur de journée, et quand tu te levais pour circuler dans le salon,
tu prenais toujours les patins, afin de préserver le parquet ciré. Tu sortais
peu, pas d’activité associative, pas d’amie, pas de nouvel homme dans ta vie.
Je ne sais si tu étais la femme d’un seul amour ou si plutôt, il t’avait suffi
d’un seul homme, pour en avoir assez de tous les hommes. Tu sortais peu, et à
pied la plupart du temps. Vers la fin de la guerre, alors que tu étais jeune
mariée, jeune maman et jeune institutrice, tu avais été titulaire du permis.
C’était peu courant, j’imagine, pour les femmes de cette époque. En fait, tu
n’avais jamais conduit après l’obtention de ce papier. Depuis l’avenue de la
Puisaye, avec ce grand sac en skaï marron, tu marchais jusque chez les
commerçants du quartier, jusqu’à Novéco et jusqu’au marché qui se trouvaient
non loin. Toutes les semaines à deux rues de là, tu te dirigeais vers le
cimetière, afin d’y arroser les fleurs, sur la tombe de ta mère. Tu étais
athée, anticléricale aussi, et je n’ai jamais bien compris cette assiduité
funéraire. Deux ou trois fois par an, tu te rendais dans ce lointain quartier,
pour la traditionnelle visite à Madame Dalogne, une grosse dame âgée que
l’échange de banalités suffisait à essouffler. Et puis, deux fois dans l’année,
tu t’absentais d’Auxerre. Tu prenais le bus ou un taxi et puis ensuite le
train. L’un de ces voyages te conduisait pour une semaine dans le Jura, chez
Domi. Pour l’autre voyage, tu arrivais chez nous. Ma mère était soulagée quand
tu repartais. À Auxerre, tous les matins, tu ouvrais les dix paires de volets
de cette maison trop grande. Tous les soirs tu les refermais. Tu découpais des
rectangles aux formes allongées dans les emballages cartonnés, ceux des
biscottes ou d’autres aliments. Tu les empilais bien droit dans un tiroir sous
la chaudière et plus tard, avec cette écriture si bien formée d’ancienne
institutrice, tu t’en servais pour faire des listes. Des listes pour les
courses ou des listes de choses à faire, des calculs de mailles pour le tricot
et aussi des listes de choses à dire, pour ne pas oublier, à l’heure où tu
appellerais ma mère. Tu arrosais les géraniums sur les bords des fenêtres, tu
faisais le tour du jardin avec un sécateur et tu raccourcissais le lierre.
C’était un jardin sans herbe, orné de grands massifs ronds ou ovales, un jardin
de formes géométriques, délimitées par des bordures de ce lierre envahissant et
quadrillé de fines allées de gravier.
Quand Jeanne, Thibault ou moi venions chez toi pendant les vacances, pour
chaque repas, tu préparais des menus. Tu disséquais tout haut l’ensemble des
problèmes posés, le jour de fermeture du boucher, les côtes de veau qu’il
faudrait commander pour être certain d’en avoir, les heures de pointe au marché
qu’il faudrait éviter. L’entreprise semblait complexe voire inextricable.
Ensuite tout serait cuisiné sans graisse et sans assaisonnement, et trois fois
dans le repas, tu dirais à celui d’entre nous qui se trouvait là, qu’il fallait
mâcher plus longtemps et limiter la taille des bouchées.
Tu parlais de la pluie et du beau temps, des géraniums qui cette année
faisaient grise mine, du taux d’humidité de la cave et des araignées dans le
grenier. Parfois, et de façon plus sporadique, tu t’inquiétais de la montée du
Front National, tu pestais contre le remplacement de l’information par les
faits divers dans le journal. Au mois de mai, tu rappelais que cette fête des
mères n’était qu’une invention de Pétain. Pour ces quelques propos perdus dans
la masse des préoccupations anodines, j’imagine qu’il y aurait plus à raconter
que ces quelques pages. Tu m’avais parlé de la mère de Franck. À l’origine,
elle était une amie de ma mère. Je ne l’ignorais pas d’ailleurs et le sujet n’était
pas tabou. Elle venait dans cette maison quand ma mère s’y trouvait. Je n’avais
pas souvenir de cette époque, pourtant une photo dans l’un de mes albums
pourrait me la rappeler. J’ai quatre ou cinq ans et je joue avec Franck. Tous
les deux, nous sommes penchés sur une petite brouette, et avec une pelle en
plastique, nous la remplissons du gravier des allées. Je crois que ma mère et
celle de Franck se connaissaient depuis l’école. Entre Nono et cette amie, tu
avais bien perçu le rapprochement. Peu avant qu’il ne s’en aille, tu avais
confié tes craintes à ma mère. Elle ne t’avait pas crue.
Je pense à toi et je me souviens des critiques. Je mangeais trop et trop
vite, je n’avais pas le sens de l’orientation. Ensuite, une fois sur deux, quoi
qu’il en soit, tu me dirais que j’avais encore grossi. À mon dernier passage
avec Mike, j’avais perdu vingt kilos depuis la précédente visite et tu m’avais
demandé si j’étais enceinte. Lorsque j’avais réussi mon premier concours,
j’avais pris un poste à Auxerre. C’était la fin des emplois aidés, le début
d’une vie moins soucieuse du lendemain. J’étais soulagée, presque fière. Tu
m’avais sèchement rappelé qu’à bac plus quatre, on ne pouvait guère se réjouir
d’être enfin agent de catégorie C.
Je pense à toi et bien sûr, dans le mélange diapré des souvenirs, je peux
faire état de jolis moments. Les expéditions dans le grenier par exemple, où tu
gardais pour nous les albums du Père Castor. Le réduit jouxtait l’ancienne
chambre de ma mère et sur le palier au premier étage, la porte pour y entrer
était plus basse que les autres. Tu l’ouvrais. Je te suivais dans cette
longiforme soupente. Tu y désempilais les livres, agenouillée devant l’étagère.
Un à un, tu les passais devant mes yeux et je choisissais. Ensuite, au salon ou
dans le jardin, je suivais Perlette la goutte d’eau, dans son grand voyage
autour de la terre. Dans un autre album, une jeune fille assez laide s’était
réfugiée dans la forêt. Le soleil à travers les feuilles avait blondi ses
cheveux. La rosée du matin avait effacé les tâches de son visage et elle était
devenue belle. C’était toi aussi la première qui m’avait emmenée au cinéma. Un
reportage du Commandant Cousteau sur l’antarctique. La Calypso et le bonnet
rouge, et puis surtout la splendeur blanche et bleue de cette immensité. Dans
les salles de maintenant, les rangées de fauteuils et l’écran ressemblent à
ceux du passé. Aidé par le décor, quelque chose traverse le temps. Quelque
chose de cette attente fébrile, avant que la lumière s’éteigne. Vers treize ou
quatorze ans, alors que j’avais lu tous les livres apportés pour les vacances,
et comme le Père Castor avait depuis longtemps passé la main, tu m’avais
suggéré d’en choisir un nouveau dans ta bibliothèque. Seule devant la grande
armoire, j’avais regardé tous les titres et les noms des auteurs. J’avais opté
pour Les Liaisons dangereuses. Tu n’avais pas eu l’air enthousiasmé par ce
choix et selon toi, le livre n’était pas intéressant. J’imagine que tu
regrettais d’en avoir oublié la présence dans l’armoire, mais tu ne m’avais pas
empêchée de le lire. J’imagine surtout qu’il n’était pas question pour toi de
détester Pétain tout en pratiquant, comme lui, la censure. Vers vingt ans, je
me souviens d’une discussion, au sujet du divorce de mes parents. Peu après leur
séparation, alors que j’avais neuf ou dix ans, je t’avais confié mon désir de
les réconcilier. Je ne me rappelais pas ce projet dont tu soulignais
l’absurdité. Plus tard, en lisant sur les étranges responsabilités que se
donnent les enfants, j’ai compris cette piste un peu maladroitement montrée.
Je pense à toi et je me souviens de tes lettres. Des lettres assez
longues avec cette écriture d’institutrice, des listes de questions plutôt, sur
mes études ou sur le quotidien. Je répondais aux questions. C’était plus
facile, pour finir, que de réfléchir à quoi te raconter.
J’étais là dans la cuisine, devant ce placard coquille d’œuf aux portes
coulissantes, ces portes qui peinaient à coulisser lorsqu’il pleuvait et que
gonflait l’humidité. La famille en deuil s’était dispersé dans la maison. Je
n’avais pas revu Jeanne ou Thibault ou leur mère depuis des années. Je savais
que c’était la dernière fois, que sans toi et sans Nono, plus rien ne nous
réunirait. Ma mère et sa sœur ne se reverraient pas et s’appelleraient peu
souvent. Pour Jeanne et moi, la proximité de l’enfance avait disparu. À mon
retour d’Égypte, puisque j’avais choisi Dijon et qu’elle y faisait ses études,
tu m’avais donné son numéro. Nous avions discuté dans un café et chez elle une
autre fois. Après l’avoir connue petite fille et de cinq ans ma cadette, je
l’avais retrouvée grandie et transformée, intelligente, vive et même jolie. Une
complicité nouvelle s’annonçait qui ne venait ni de l’enfance, ni de la
parenté. Et puisqu’on ne choisit pas sa famille, je me trouvais chanceuse de
l’avoir pour cousine. Certainement le sentiment n’était pas réciproque et nous
ne nous sommes pas fréquentées par la suite.
La dernière fois que j’étais venue ici, c’était trois mois plus tôt. Je
t’avais conduite en ville pour quelques courses. Tu avais trouvé que je roulais
trop vite et tu t’en étais plainte au début de la rue du Temple. Dans le
magasin, au rayon des infusions, tu avais tiré sur une boîte en hauteur sans
vraiment la saisir. La boîte était tombée. Trois mois s’étaient écoulés sans
que j’y prenne garde. Quatre jours plus tôt, tu te rendais au marché, flanquée
de ce grand sac marron en skaï. Peu après ces figures émaciées du monument des
déportés, au milieu de la place, tu avais chuté, et ta hanche s’était brisée. À
l’hôpital, avant l’opération ma mère était là. Tu avais dit que tu ne voulais
pas de l’opération, que maintenant tu préférais mourir. On avait fait rouler le
lit jusqu’à la salle et commencé l’opération et puis tu étais morte. Ma mère et
moi le lendemain avons récupéré tes affaires à l’hôpital. Nous avons longé le
couloir désert d’un sous-sol. Nous avons sonné à une porte. Un verrou s’est
ouvert et après deux minutes, un sac poubelle nous a été tendu qui contenait
tes habits.
Ma mère et surtout son mari ont fait du tri dans la maison. Comme je
souhaitais le garder, j’ai vidé ce petit buffet qui se trouvait dans le
grenier. Les conserves en boîte qu’il contenait étaient périmées depuis dix
ans. Dix années, c’était le temps écoulé depuis une autre chute, la première.
La hanche brisée déjà, tu étais restée des heures sans bouger sur le carrelage
en bas de l’escalier, et c’est la femme de ménage qui t’avait trouvée. Le tri a
continué, un travail colossal auquel je n’ai participé que très peu, des kilos
de linge de maison, des draps brodés aux initiales de tes aïeules, des coupons
de tissus par milliers, tous les anciens habits des enfants de la famille, de
la vaisselle dans les buffets du salon qu’on ne sortait jamais. La maison enfin
vidée a été mise en vente et un acheteur s’est présenté. Peu avant la signature
définitive, le notaire a réalisé qu’il fallait l’accord de la mère de Franck.
Elle était tutrice de Nono qui bénéficiait d’un droit au retour, elle était
aussi la mère d’un fils mineur qu’une partie de l’héritage concernait. La mère
de Franck a refusé de signer, et la vente n’a pas eu lieu. Ma mère, un peu plus
tard, m’a proposé d’habiter la maison en attendant qu’elle soit vendue. J’ai
réfléchi. Je ne l’aimais pas tellement cette maison. J’ai réfléchi et je me
suis demandé, si je voulais y faire autre chose que de glisser mes pas dans les
tiens, ce qu’il aurait fallu changer à cet endroit. La somme des modifications
souhaitées, dépassait de loin le raisonnable, ou alors il aurait fallu que j’en
sois propriétaire et que j’emprunte l’argent pour les travaux. Dans ce cas,
j’aurais laissé libre cours à mes rêves de refondation. La grande baie vitrée
du salon serait idéale pour un atelier de peinture. J’aurais abattu le plafond
de cette pièce où tu tricotais. Du bas, on verrait de l’ancienne chambre
au-dessus la demi-mansarde. Les moulures en stuc auraient l’air moins sages, et
les deux fenêtres à l’étage seraient comme suspendues. Une grande échelle en
métal resterait là qui permettrait d’utiliser toute la hauteur et d’accrocher
des tableaux. Dans ces conditions, la proposition de ma mère avait un attrait
jusqu’alors insoupçonné. Sans lui donner les détails, je lui ai soumis
l’hypothèse. Elle impliquait une donation et elle a refusé. Alors que je n’y
avais jamais songé auparavant, après cela, j’ai eu envie d’une maison et d’un
jardin. J’ai acheté ce bungalow sur un joli terrain en bordure de village. J’ai
aimé l’endroit pour son charme pentu, pour ses arbres fruitiers et la vue sur
les champs. Depuis, dans un ordre que j’ignore, Nono est mort et son fils a
dépassé les dix-huit ans. Pour vendre la maison, il suffirait de l’accord de ce
fils et j’imagine qu’il serait assez content de toucher sa part. Ma mère devait
recontacter le notaire, mais je ne sais pas, quelque chose doit la retenir, et
elle ne l’a pas fait. La maison n’est plus habitée depuis huit ans. Suite à un
dégât des eaux, tous les plafonds et les parquets sont maculés de vastes
auréoles noirâtres. Le lierre a recouvert les massifs et les allées, envahi
l’intégralité du jardin, et entamé l’assaut de la façade. Quelquefois, lorsque
je vais en ville, je me gare dans l’allée, juste avant ce portail qui dissimule
un peu la jungle. Je traverse la place devant les déportés et je pense que
c’est là que tu es tombée.
Lorsque j’avais douze ou treize ans, tu avais additionné les prix des
cadeaux offerts à chacun des petits enfants sur les dix derniers mois. Dans mon
cas, la somme de huit-cents francs dépassait de loin les résultats pour mes
cousins. Certes, je n’étais pas du genre à réclamer, mais il fallait que je
comprenne la nécessité d’un réajustement. Et il ne faudrait pas que je
m’étonne, si Jeanne et Thibault recevaient plus que moi d’ici la fin d’année.
Tu vois c’est drôle, car moi aussi je compte. Chaque jour, je compte l’eau que
je bois, un litre au moins, ou sinon la cystite aime à me visiter. Sur un
calendrier, j’inscris mes rendez-vous chez le coiffeur. Je les espace en
général de quatre mois. J’économise et je compte les années qu’il me faudra pour
ces travaux de maison que je souhaite entreprendre. Deux ans, peut-être trois.
Je compte mes arrêts maladie et le nombre de jours cumulés. Je compte les
heures et les jours pour les médicaments. Dix jours par cycle, des hormones,
une crème tous les deux jours, un décontracturant tous les soirs, toutes les
douze heures, un anti-inflammatoire et un régulateur d’acidité. Je compte les
heures de sommeil et je veille à ne pas me coucher trop tard. Au bout de deux
nuits sans les huit heures indispensables, je deviens neurasthénique voire
suicidaire. Je compte les gestes d’amitié que l’on me fait, et même ainsi, je
finis toujours par regretter d’y avoir cru. Je ne compte plus les livres
commencés que je n’ai su finir, et pour cette raison, je compte les pages. J’écris
et je compte les pages. J’ose y qualifier ta vie de toute petite et la mienne,
à certains égards, l’est tout autant.
CHAPITRE 22
(Chère) Zoé,
Au début, dans le grand placard du salon, mes parents avaient
réservé pour moi une étagère. Ils y avaient posé une sorte
d’encyclopédie du conte, une série en quinze volumes, illustrée
et remplie d’histoires du monde entier. Ils avaient ouvert grand la
porte. Ma mère avait sorti le premier tome et me l’avait confié.
J’avais sept ans. Je dévorais déjà et mon appétit de lecture
bousculait les prévisions d’achats. On était samedi ou dimanche.
Dans quatre semaines, si j’avais terminé le premier volume, je
pourrais le replacer dans le placard et prendre le deuxième. Dix
jours plus tard, mon avidité avait eu raison des deux cents pages.
Sur l’étagère, l’air de rien, j’avais échangé le premier
recueil contre le second et quelques mois plus tard, bien sûr, il
me fallut avouer. De nouveau, je n’avais plus rien à lire et
quelques explications furent nécessaires. Ensuite,
l’approvisionnement avait repris… Vendredi ou la Vie sauvage,
Jonathan Livingston le goéland… et encore d’autres contes, ceux
d’Alphonse Daudet par exemple. Un Jules Vernes était apparu dont
je n’avais lu que quelques pages. Par la suite il avait traîné là
des années, à côté de la boîte à Légo, sans susciter chez moi
le moindre intérêt. Il y eut par ailleurs les lectures fortuites,
tout ce qui se trouvait là, Bretécher, Reiser, Wolinski, quelques
numéros d’Union entassés dans un débarras.
Mes parents se sont séparés. J’ai vécu quelque temps avec mon
père et son amie. Des aventures du Club des cinq et d’Alice
détective se trouvaient là, sur lesquelles je me suis jetée. Les
histoires se suivaient et se ressemblaient. Les univers écrits, un
jour se diversifieraient. Je ne le savais pas et je lisais.
Mon père a retapé une maison, dans un village près de Sens. Il a
souscrit pour moi un abonnement à Pif Gadget et plus tard au Journal
de Spirou. J’ai aimé Rahan, Yoko Tsuno et Papyrus. La semaine chez
ma mère était moins dessinée… Robert Sabatier, Jack London ou
Sans famille… Agatha Christie est arrivée plus tard, je ne sais
plus comment.
Je me trouvais avec Jeanne chez Paulette. Nous avions pris la manie
de rire de tout, de nous esclaffer, à chaque situation et à chaque
phrase. On avait décidé de nous séparer. J’étais la plus grande
et c’est moi qui suis allée deux semaines chez Nono. Franck
passait les vacances avec son père. Sa mère et Nono travaillaient,
et comme Franck lorsqu’il était là, il n’était pas question
que je quitte sa chambre. Sur une étagère à côté du lit, la
collection des Tintin avait occupé quelques heures. Pour le reste,
j’avais trouvé dans un carton, la série entière des romans de la
Comtesse de Ségur. J’avais alterné les deux et lu jusqu’à
quinze heures par jour.
Je suis entrée au collège. J’y ai fait connaissance avec Molière,
Guy de Maupassant ou René Barjavel. Les professeurs de français
donnaient des listes en fin d’année. Émile Zola, Stendhal,
Gustave Flaubert ou le Journal d’Anne Franck, plus tard, Louis
Ferdinand Céline, André Gide, Franz Kafka, 1984. Chez Paulette, en
vacances, je visitais la bibliothèque. Colette, la série des
Claudine et puis d’autres. Chez ma mère, au hasard des écrivains
qui se trouvaient là… Patrick Cauvin, Émile Ajar et Romain Gary.
Avec l’entrée au Lycée, Jean Racine, Jean-Paul Sartre, Charles
Baudelaire, Samuel Beckett, Eugène Ionesco, Gabriel Garcia Marquez.
Chez ma mère encore d’autres romanciers posés dans le salon,
Tahar Ben Jelloun, Fritz Zorn. Elle enseignait l’allemand et citait
parfois des auteurs ou des titres. Hermann Hesse,
Stefan Zweig, Bertolt Brecht ou la Montage Magique. Mon père
détestait que je lise autant et traitait cette occupation d’activité
de vieux. À l’épreuve de français du Baccalauréat, le texte à
commenter venait d’un ouvrage de Jean-Marie Gustave Le Clézio. De
retour à la maison, juste après l’examen, j’ai dit qu’on
était tombé sur un inconnu, un certain « JMG je ne sais plus
comment ». Ma mère a ricané. Dans le haut du living-room,
elle a fouillé les rangées de livres et puis elle a sorti des
nouvelles et deux romans de lui. À l’UFR de Géographie de la
faculté de Dijon, les listes fournies ne mentionnaient plus
d’ouvrages de fiction. Un peu perdue dans les rayons de la
bibliothèque municipale, j’ai laissé jouer le hasard ou revisité
les auteurs que je connaissais déjà. La Bibliothèque idéale de
Bernard Pivot. Je me la suis procurée et j’ai recopié dans un
cahier les titres conseillés. Françoise Sagan, Bernard Clavel,
Michel Déon, Françoise Mallet-Jorris, Alberto Moravia, Boris Vian,
Philip Roth, Charles Bukowski, Belle du Seigneur, Histoire d’O, Le
Grand Meaulnes, Anna Karinine, Lolita. Grâce à Marguerite, j’ai
fait le chemin jusqu’au nouveau roman, Michel Butor, Nathalie
Sarraute, Alain Robbe-Grillet. Une copine de la faculté m’a prêté
son livre favori. Les Chants de Maldoror. La Princesse de Clèves est
venue par un ouvrage que Jacques avait publié. L’auteur y
défendait la thèse de l’inspiration féministe. Lors de mon
premier séjour en Angleterre, j’avais mis dans mon sac les
dernières œuvres empruntées. À Noël, dans le Yorkshire, chez
Peter, un ami de Mike, je lisais Guerre et Paix et un autre de ses
amis, Anthony, le lisait en anglais.
Ensuite tout s’est arrêté. Peu d’ouvrages en français dans les
bibliothèques. Pas d’Internet encore pour les livres d’occasion.
Ce que j’ai lu en anglais parlait de peinture ou de psychologie
mais pour la fiction je n’ai pas réussi. En six ans j’ai lu très
peu de romans, ce qui me tombait sous la main. Crimes et Châtiments
que l’on m’avait offert à quinze ans. À cet âge, les premières
pages m’avaient rebutée. La Cousine Bette et les Misérables,
trouvés chez un bouquiniste, lors d’un passage à Dijon.
Curieusement, je n’avais jamais rien lu de Victor Hugo ou d’Honoré
de Balzac auparavant. Le Monde selon Garp, déniché peut-être au
même endroit que les précédents. Jane Eyre et Les Hauts de
Hurlevent, proposés en plusieurs langues, dans les magasins
touristiques du petit village des sœurs Brontë.
Après l’Angleterre, l’Égypte. Souliman avait besoin de temps,
afin de régler certains problèmes. Je suis restée trois mois chez
mon père avant de retourner là-bas. Sur une étagère de livres
appartenant à sa femme, les Mille et Une Nuits. La vie sauve grâce
aux mots. J’ai aussi repris le chemin de la bibliothèque et dans
mon cahier de la liste idéale, j’ai regardé la page de la
littérature méditerranéenne. Naguib Mahfouz, Ibrahim Abdel Meguid,
Mohammed Mostagab et Albert Cossery.
Ensuite et comme depuis l’Angleterre, la dévoration des romans n’a
jamais vraiment repris. Le manque de temps, les préoccupations,
chercher du travail ou y passer huit heures par jour. De retour à
Dijon j’écoutais la radio. On y citait certains auteurs que je
trouvais à la bibliothèque. Paul Auster, Amélie Nothomb, Virginie
Despentes. Raphaël connaissait bien la science-fiction. Orson Scott
Card, Isaac Asimov, A.E. van Vogt et Enki Bilal. J’ai commencé
Dune que j’aurais bien voulu finir, et j’ai perdu le fil, quelque
part au milieu de la première partie.
La ZAC d’Auxerre, puis mon petit village. Au début d’un stage de
lecture rapide, le formateur nous a demandé de nous présenter puis
de donner quelques indications sur la fréquence et le contenu de nos
lectures. J’ai réalisé soudain, que je n’avais rien lu depuis
des mois. Je ne m’en expliquais pas bien la raison. J’avais
toujours lu en immersion, des journées entières ou très tard le
soir. J’avais lu jusqu’à l’épuisement, et l’épuisement
n’était plus dans mes moyens. J’ai racheté quelques livres. Au
hasard du vide grenier de mon village, des auteurs dont on parle à
la radio. Et lorsque le hasard peine à combler l’envie, je cherche
les vendeurs d’occasion sur Internet. Sébastien Japrisot,
Christine Angot, Michel Houellebecq, Catherine Millet, Daniel Pennac,
Annie Ernaux, Calixthe Beyala, Érik Orsenna, Patrick Modiano,
Isabelle Lacan, Anna Gavalda.
J’énumère et d’autres noms me reviennent. Anton Tchekhov,
François Mauriac et Ernest Hemingway grâce à la liste idéale,
Karen Blixen par le cinéma, Pascal Lainé grâce à Louna qui
l’étudiait au lycée, Des souris et des hommes trouvé par hasard
dans le salon de lecture d’un centre de vacances des PTT où je
m’ennuyais. J’énumère et j’en oublie encore, Le Marquis de
Sade, Jean Cocteau, Virginia Woolf, Henry Miller, John Fowles, Truman
Capote, André Brink, Malcolm Lowry, D.H. Lawrence… Il y a toujours
ce débordement quand je lis, l’excès, l’épuisement qui me
guette. Maintenant j’espace les livres. Il y a les auteurs que je
ne connais pas et dont je suis curieuse et tous ceux que je voudrais
relire. Une grosse boîte en plastique m’attend qui en contient
certains. J’y plonge de temps en temps et j’espace les livres.
Que reste-t-il de toutes ces heures passées ? Rien qui
ressemble à de la culture en tous cas. Des bribes, des souvenirs
hachés par le temps, dont certains sont si petits qu’ils seraient
impossibles à exposer. Léon Tolstoï expliquait que la guerre n’est
qu’un immonde chaos. Que la description qu’en font ensuite les
militaires et les historiens, les contournements, les replis
stratégiques, les victoires et les défaites, ne sont que vues de
l’esprit. Une jeune femme qui s’appelait Pomme, menait sa vie de
jeune femme. L’écriture était blanche et l’on ne connaissait
pas ses pensées. L’Assassin d’une usurière était rongé par la
peur. Une vitre se cassait, puis se mettait à repousser. La maman
d’un homme était morte. C’était aujourd’hui ou peut-être
hier. Il ne savait pas. Une mère de famille égyptienne vivait
recluse depuis des années, s’occupait de la maison. Elle s’est
révoltée. Elle a voulu partir. Elle s’est effondrée dans la rue,
éblouie par l’espace et par la liberté. Dans un quartier populeux
de Saigon, une adolescente et un Chinois percevaient les bruits de la
ville et ils faisaient l’amour.
J’ai lu. J’étais jeune et le déjà vécu manquait de
consistance. J’ai lu encore et encore, et j’ai pensé qu’on
trouvait là les clefs de l’âme humaine. J’ai pensé que nous
nous ressemblions les personnages et les humains. J’étais
persuadée aussi, après toutes ces incursions dans l’altérité,
que j’étais de ceux qui savent écouter. Je n’avais pas tout à
fait tort d’ailleurs et la sœur de Mike a bénéficié de cette
aptitude. Elle et quelques autres, mais les faits remontent à des
temps oubliés. J’ai lu. J’ai confondu la vie et le talent, et la
littérature m’apparaît désormais plutôt comme un antidote.
À la radio souvent, j’entends des auteurs parler brillamment de
littérature. Moi j’ai lu dans mon coin et sans partager. Dans mon
entourage, on ne discutait pas tellement de ce genre de sujet. La
piste que je n’ai pas suivie, la littérature comme la clef
d’elle-même, maintenant que j’écris, cela pourrait m’aider
peut-être. Tant pis. Je me rassure et je me dis, que lorsque les
bribes et les morceaux décomposés par le temps deviennent
inintelligibles, ils finissent par former un terreau. Je me rassure,
ou plutôt je ne me rassure pas et j’écris.
CHAPITRE 23
(Chère)
Maria,
Nous
étions six dans la salle de réunion, tous assis du même côté.
Toi, tu nous faisais face. Quelque chose dans la disposition
rappelait l’école. La veille, au quatrième étage, une collègue
au service du personnel, avait tenu à nous faire profiter de son
opinion. D’après elle, nous avions de la chance et tu allais nous
« cocooner ». J’avais levé les yeux au ciel. Si
j’étais sure d’une chose, c’est que personne dans ces locaux
ne serait jamais cocooné. L’administration est un endroit étrange
où chacun subit son sort. Dans un bureau, un agent dont les missions
ont disparu s’ennuie et tourne en rond. Dans le bureau voisin, un
autre agent croule sous les dossiers et les appels téléphoniques.
Pour l’un comme pour l’autre, il vaudra mieux se taire, car la
critique de l’organisation sera prise comme un affront, et sa
hiérarchie se chargera de la lui faire payer. J’avais pris mon
premier poste en subdivision. La fille qui m’avait précédée
avait travaillé seule et sans avoir bénéficié de la moindre
formation juridique. Elle avait fini par craquer. Pour moi,
harcèlement moral, regroupements successifs, autre subdivision puis
fermeture et transfert vers le siège. Dans la nouvelle organisation,
beaucoup de postes vacants. Deux fois plus de dossiers que la moyenne
au niveau national, deux fois plus aussi que pour certains transférés
plus chanceux. Les instructeurs ainsi divisés se supportaient
difficilement et s’en prenaient les uns aux autres. Et toi, pendant
tout ce temps, jusqu’à quelques mois plus tôt, tu occupais la
fonction de chef du personnel. Alors non vraiment, je n’attendais
rien de personne et surtout pas de toi, et le temps oh combien plus
généreux de l’école ne renaîtrait pas ici. Par ailleurs, ce
concours suscitait la méfiance parmi les catégories C. À cause de
modalités atypiques pour l’écrit, plusieurs collègues pensaient
pouvoir prédire les résultats. Et tous pariaient sur Aurélie, la
fille de l’informatique, une grande brune, très appréciée de sa
hiérarchie. Après quelques considérations d’ordre général, tu
avais ouvert ton agenda et tu avais voulu convenir d’un rendez-vous
avec chacun d’entre nous. D’ici là il faudrait rédiger les
quatre pages requises pour la pré-admission et te les envoyer par
mail. Certains craignaient de ne pas trouver le temps suffisant dans
les prochains jours. Tu insistais. Il fallait se dépêcher. Mon
regard fuyait le tien. Je n’avais aucune envie de t’envoyer ces
quatre pages que j’avais passé des heures et des heures à
peaufiner. Au mieux, ton intervention uniformiserait les dossiers, au
pire, seule la fille de l’informatique serait vraiment aidée. Tu
m’as regardée. Jeudi prochain à quinze heures, est-ce que cela me
conviendrait ? Des mots crus tournaient dans ma tête que je ne
pouvais guère prononcer… que je n’avais aucune confiance en toi
et que je préférais me passer de ton aide. Je n’ai pas osé et tu
as inscrit le rendez-vous sur ton agenda. Je t’ai transmis les
quatre pages. Je me suis consolée en me disant qu’au moins, si tes
remarques ne me semblaient pas pertinentes, personne ne m’obligerait
à en tenir compte
Le
lendemain matin j’avais trouvé un mail en retour. Tu avais
surligné presque toutes les phrases, bariolé le texte original de
couleurs diverses et truffé l’ensemble de questions et de
remarques. Tout était plus que pertinent et je n’avais plus qu’à
réécrire mes quatre pages. Ensuite les mails et les visites
s’étaient succédés, les corrections, les modifications, quelques
échanges sur la réalité des faits, mon chef qui se désintéressait
du projet décrit, le service communication qui depuis six mois
renâclait à produire une maquette. Tu entendais tout très bien,
d’ailleurs tu connaissais la maison mieux que moi et tu n’étais
pas surprise. Tu entendais tout très bien, seulement les quatre
pages devaient passer outre tout cela. J’ai travaillé beaucoup
puis j’ai déposé la version finale au quatrième étage.
Cinq ou
six mois se sont écoulés. Le quotidien avait repris et je ne te
voyais plus. Un mail est arrivé du quatrième étage. Deux personnes
seraient prochainement convoquées pour l’oral et j’étais l’une
d’entre elles. J’ai volé jusqu’à ton bureau. Je t’ai
annoncé la nouvelle. Qui était l’autre personne ? C’était
Brigitte. Vraiment, nous n’étions que deux pour l’oral ?
Aurélie ne passerait pas l’oral ? Sur ton visage, la
déception semblait totale. J’ai appris ensuite que vous étiez
amies. Je ne savais pas quoi dire et puis tu t’es reprise. Il ne
restait que trois semaines avant l’épreuve. Il fallait se mettre
au travail, préparer l’exposé de la carrière, détailler tous
les thèmes de l’actualité du ministère. Il fallait trouver le
temps de se voir. Au moins deux fois par semaine. Si j’avais des
interrogations entre deux entrevues, il ne fallait pas que j’hésite
à passer par ton bureau. Tu as promis avec un grand sourire, de me
torturer, de me cribler de questions pièges et de te comporter comme
le pire des jurys. Le jour de l’oral à Paris, je serais soulagée
de les trouver beaucoup plus gentils que toi.
Depuis
sept ans que je travaillais là, j’avais lu et relu cent fois les
nombreuses pages de tous les règlements. J’avais reçu des
usagers, des élus et des professionnels. J’avais préparé des
arrêtés et compilé des documents de référence. Dans mon domaine,
je connaissais tout très bien et pour les autres thématiques du
ministère, mon ignorance dépassait de beaucoup ce qu’un jury
pourrait tolérer. Je le savais, et en attendant les résultats de
l’écrit, je m’étais attaquée à mon inculture. J’avais fait
le tour des revues, des intranets, des politiques publiques et des
réformes. Avant de revenir avec toi sur tous ces thèmes, il était
urgent de rédiger la traditionnelle présentation de carrière. Lors
de l’entretien face au jury, l’exercice occuperait les cinq
premières minutes et méritait une préparation minutieuse. J’ai
rédigé la première version. Heureuse à l’idée de sortir des
dossiers, de confronter de nouveau mon intelligence à la tienne, je
me suis rendue à notre premier rendez-vous. Tu étais de mauvaise
humeur peut-être ou bien c’est moi qui ai mal compris. Les
remarques se suivaient, plutôt des critiques. J’ai cru entendre ou
entendu des mots. À la fin de l’entrevue, j’ai quitté la pièce.
J’ai longé le couloir, descendu l’escalier, regagné mon bureau.
Ma carrière n’en était pas une bien sûr. Tu aurais pu la trouver
curieusement vide ou décousue. En tout cas c’était ce à quoi je
m’étais attendue. Tu n’avais pas employé ces mots que j’aurais
compris, mais d’autres, à la fois méprisants et définitifs. Ce
résumé de carrière ne te semblait pas chaotique ou maladroit mais
prétentieux et inintéressant. Aucun de tes propos n’avait montré
de chemin pour une amélioration. Tout était donc foutu. Le
concours, pour lequel visiblement tu ne m’aiderais pas et le poste
que je visais dans ton unité. La Maria de l’écrit avait disparu,
et si les autres entrevues ressemblaient à la première, au bout de
trois semaines, ce serait une pauvre chose qui s’en irait passer
l’oral. J’hésitai quelques heures. Finalement je décidai
d’honorer le prochain rendez-vous. Un dernier test. J’ai pris une
grande inspiration et j’ai articulé la phrase que j’avais
préparée. Je concevais tout à fait que ma petite vie soit
totalement inintéressante, cependant je ne pouvais guère éviter le
sujet, dans ce récit de carrière que l’on attendait de moi. Je ne
sais plus ce que tu as répondu. Le ton avait changé. Je me suis
assise et tout s’est très bien passé. C’est drôle tu vois, je
te raconte ces événements auxquels tu as participé, et je ne
saurais dire si leur évocation te rappellerait quelque chose. Il se
pourrait que rien de tout cela ne t’ait fait la moindre impression.
J’ai réécrit ma carrière plusieurs fois. Nous avons discuté de
bien des questions, des évolutions du rôle de l’État, de la
gouvernance à cinq, du Protocole de Kyoto… Tu parlais beaucoup. Le
contenu m’était familier et c’est de la forme que je
m’imprégnais. Par ton discours, tu fixais le ton et la posture.
Mon cerveau tout englué de routine retrouvait son élasticité. Je
répondais à tes questions et ne tombais plus dans les pièges. Tu
me complimentais. J’avais toutes les qualités requises, l’esprit
d’analyse, l’ampleur de vue et le recul. J’ai passé quelques
heures au début, à douter de ces compliments. Tu ne les pensais pas
vraiment peut-être. Tu cherchais juste à me galvaniser. Je pouvais
décider d’y croire, arriver confiante à l’oral. En cas d’échec,
le principe de réalité me corroderait comme un jet d’acide. Je
pouvais ne pas y croire et me présenter avec un air penaud. La
méthode Coué en somme. Je choisissais la première option, et tant
pis pour l’acide. Vers la fin, j’ai passé deux oraux blancs,
l’un à Dijon, dans les locaux de la direction régionale, l’autre
sur place avec le secrétaire général et deux chefs d’unité.
Leurs compliments confirmaient les tiens. Autre bonne surprise, mon
stress, manifestement, ne se voyait pas. Jusque dans la manière de
me vêtir, j’ai suivi tous tes conseils. J’ai passé l’oral. Ce
jour-là, gonflée à bloc, rien n’aurait pu me résister. Deux
semaines plus tard les résultats sont tombés. Je me classais
sixième sur cent-quarante reçus et mille quatre cents candidats.
Brigitte aussi avait réussi. Elle avait voulu te remercier et
t’offrir un ballotin de chocolats. Tu avais refusé. Elle était
repartie un peu vexée. Moi qui suis moins bien élevée que Brigitte
et sans doute plus égocentrique, je n’aurais jamais songé à te
remercier par un cadeau. Cette chimie très particulière de la
pédagogie comme catalyse produit des dérivés. Mais aucun ne
ressemble à des chocolats. Brigitte ne comprendrait jamais ça, et
moi, l’ayant vue déçue, je te trouvais un peu cruelle.
J’écris
ces phrases. Certainement je les pensais, juste après le concours.
Maintenant je ne sais plus très bien. Un mois et demi plus tard,
j’ai travaillé dans ton unité. J’ai eu ce poste enfin, que
j’attendais depuis sept ans. Nous avons discuté souvent. Il m’a
semblé, je crois, que tu disposais d’une sorte de pouvoir
cicatrisant. Comme si par ta présence, le décousu allait refaire
tissage. Sur ce thème un peu funambule, Angélique promenait aussi
quelques idées personnelles. Elle pensait par exemple, qu’une
éventuelle rencontre avec ta fille serait des plus passionnantes.
Cette jeune femme, puisqu’elle a bénéficié de ton amour, de tes
encouragements et de discussions avec toi sur toutes sortes de
sujets, cette jeune femme doit forcement faire des étincelles.
Moi je ne fais
pas d’étincelles. Ou en tout cas, depuis un certain temps déjà,
tu n’es plus là pour les regarder. Sur des feuilles à gros
carreaux, j’écris des phrases. Je les promène là où je vais,
bien serrées dans un grand classeur. Je les promène comme un
doudou. Et je me dis qu’après tout, je peux bien déverser ici
quelques sombres pensées. Quelques préoccupations de femme
transparente, comme si d’un simple geste de la main, tu allais
pouvoir les adoucir, comme si vraiment, tu pouvais jouer ce rôle
étrange dont je t’ai investie.
Dans une autre
lettre, je t’écrivais que je suis celle que l’on n’appelle
pas. Tu vois, ce qui me fait envisager l’absence comme la forme
répétitive d’un motif, c’est que les premiers à avoir oublié
de rappeler, ce sont mes parents. À dix-sept ans, après le Bac,
j’ai quitté la maison. Dans mon studio rue d’Auxonne à Dijon,
je n’avais pas le téléphone. Régulièrement, j’appelais de la
cabine sur le trottoir en face. Je rentrais quelquefois pour les
vacances, une semaine par-ci par-là. La moitié chez ma mère et
l’autre chez mon père. C’était un peu comme j’en avais envie.
« Tu viens quand tu veux. » Quand je suis partie vivre en
Angleterre avec Mike, je suis devenue enfin joignable. Ils ont dû
m’appeler quelquefois au début, c’est possible, je ne sais plus.
Après quelques années d’efforts téléphoniques unilatéraux, un
soir, une cassante remarque de ma mère ou un ton plus glacial et
glaçant qu’à l’ordinaire et j’ai décidé que ça suffisait,
que le prochain appel serait d’elle ou ne serait pas. C’est ainsi
que le silence a duré un an. À la fin, c’est moi qui ai décroché
car j’avais mon mariage à annoncer. J’ai pensé que c’était
une sorte de bataille à mort, à celle qui bougerait la dernière, à
celle qui brillerait le plus fort par la perfection de son
indifférence, à celle qui pourrait se vanter d’avoir atteint
l’autonomie ultime et de n’avoir en rien besoin de l’autre.
J’ai pensé que ce jour là, j’étais celle qui avait perdu.
Maintenant je sais que probablement il n’y avait aucun jeu, rien à
gagner, rien à perdre surtout, et s’imaginer cette sourde
bataille, cette sorte de bras de fer insensé, c’était pour moi
une manière de croire encore que le vide était plein.
Tout de même ma
mère a fait l’effort de verser périodiquement quelques indices à
cette sombre devinette. Ma naissance qui a failli la tuer, son père
et cette façon possessive et ravageuse qu’il avait de l’aimer…
J’ai su ces choses et d’autres encore, tant mieux, même si cela
ne m’intéresse plus.
Aujourd’hui ils sont des étrangers, elle et mon père aussi. Lui
pour des raisons qui ne m’ont pas été dites. J’ignore ce qui
constitue leur vie. Juste après la retraite elle ne voyait plus
personne et vivait avec son mari dans ce pavillon criblé d’objets
de brocante. De loin comme ça, je crois que l’ancienne prof qui
adorait briller et discourir sur les subtilités de la pédagogie,
passe désormais son temps à regarder des idioties à la télé.
Mon père, plus réservé à l’origine, a fait le chemin inverse.
Julien l’aperçoit régulièrement dans le journal quand il s’agit
d’écologie. Une collègue qui s’occupe de la gestion des déchets
m’a dit qu’elle l’avait rencontré avec sa femme lors de la
présentation du plan départemental. Par média ou connaissances
interposés, je le sais très actif. Ces dernières années, je l’ai
plus souvent brièvement croisé à des manifestations que dans des
circonstances privées.
Je ne les ai pas informés pour l’arrêt maladie. Qu’est-ce que
ça changerait de toute façon ?
CHAPITRE 24
(Chère) Zoé,
Tard le soir, dans son lit, quand on ne dort pas, il arrive que l’on
entende un avion. Ils passent aussi le long de la journée, mais
alors les bruits de la vie les recouvrent. Tard le soir, dans son
lit, quand on ne dort pas, le grondement léger de l’avion souligne
le silence et convie les années passées. Il y a trente ans ou
quarante ans, ailleurs, dans un autre lit, alors que l’on était
enfant, le râle tranquille de l’avion, déjà, n’en finissait
pas de finir. Pareil que maintenant, on aurait dit un long soupir. Le
son est grave, sourd, et régulier, en même temps léger. Il
s’éteint lentement, sans le dire.
CHAPITRE 25
(Cher) Abdel,
Je t’appelais « my chichaman », à cause du narguilé,
et de cette manière que tu avais de tout voir, de tout comprendre.
Tu fumais la chicha dans le hall de l’hôtel, assis en tailleur,
sur l’une de ces banquettes qui entouraient la pièce. Immobile
dans ta galabia blanche, tu écoutais Oum Kalthoum et tu avais l’air
d’un sage.
Je repense à toi, à cet hôtel qui te ressemblait, si différent de
celui d’Assouan, bien que s’adressant tous deux à la même
clientèle routarde. L’endroit appartenait à ta famille, tout
comme un autre hôtel beaucoup plus cher et avec vue sur le Nil. On
t’avait confié celui-ci, plus petit et très perdu dans les
dédales sablonneux de Louxor. Un frère plus jeune et plus ambitieux
s’occupait de l’autre. Quand tu rentrais chez toi, dans le bel et
grand immeuble familial où vivaient tes parents, tes frères, leur
femme et leurs enfants, où vivait aussi ta femme, on te reprochait
de ne pas te démener assez pour l’hôtel. On critiquait tes
méthodes, et toi tu ne rentrais plus, ou presque plus. En effet tu
n’avais pas de rabatteurs, ni de réseau dans les autres villes,
juste un cousin, au bord de la Mer Rouge, pour ceux qui aimaient la
plongée. Pour ceux qui partaient visiter l’autre rive, la Vallée
des Rois et la Vallée des Reines, tu proposais les services d’un
accompagnateur, choisi parmi deux ou trois que tu connaissais bien.
Depuis ce fauteuil blanc posé dans la ruelle, tu hélais l’un des
gamins du quartier. Un peu plus tard et ainsi prévenu,
l’accompagnateur passait te voir et vous conveniez de l’heure.
L’hôtel était fréquenté, trois ou quatre guides, malgré tout,
le mentionnaient. À leur goût c’était insuffisant. Un jour,
peut-être, on te retirerait l’hôtel. Ce serait souhaitable, un
jour, peut-être. En attendant personne d’autre n’avait envie de
s’en occuper. En attendant, et comme depuis déjà pas mal
d’années, tu restais là, seul. Une jeune Nubienne venait le
matin. Elle lavait les draps et les étendait sur le toit-terrasse.
Ali passait de temps en temps et te remplaçait quand tu devais
t’absenter.
Tu passais par des humeurs mélancoliques. Ces jours là, après le
départ des touristes, la voix d’Oum Kalthoum envahissait le hall
et tu te laissais bercer par la tragédie. Aux heures les plus
chaudes, tu sortais dans la ruelle et tu balayais le sable. Puis
soudain au matin, la gaieté revenait, tu préparais le foul pour le
petit-déjeuner. À la table du fond, dans la petite salle qui
jouxtait la réception, Ali ou un autre cousin de passage, un ou deux
amis du quartier, toi et moi lorsque j’étais là, nous déchirions
des morceaux de galette et les plongions dans le grand plat de fèves
citronnées. Parfois, plus que les autres, deux ou trois touristes
attiraient ton attention. Tu les emmenais deux ruelles plus loin,
dans le bar à chicha. Tu leur expliquais les parfums du tabac.
Nature, pomme ou caramel et un autre goût qui ne me revient pas. Je
venais d’Assouan et j’y retournerais. Je ne restais que quelques
jours. Au bar à chicha comme à l’hôtel, nous formions cet
improbable duo de l’Égyptien et de l’amie française. Il
m’arrivait de jouer les interprètes, quand les touristes français
ne maîtrisaient pas l’anglais. Quelquefois le soir, tu leur
proposais de manger là, un gamin de la ruelle te rapportait les
ingrédients. Tu sortais deux tabliers blancs, un grand et un petit
couteau. Tu me confiais quelques tâches faciles et tu te lançais
dans la confection des plats. La cuisine se trouvait juste à
l’arrière de la réception. Dans ce sobre univers de carrelage et
d’inox, le vide redonnait de l’écho aux bruits que nous
faisions. Bientôt les fumets contrediraient la rigueur du lieu, et
les gestes que nous ferions, ressembleraient à une danse. D’autres
soirs, lorsque l’activité le permettrait, nous irions sur le toit.
Nous nous assiérions par terre, avec une bougie, et nous
discuterions.
Tous les jours dans la matinée, tu donnais des pièces à un gamin.
Il s’enfonçait dans les ruelles jusqu’à la pharmacie, et
revenait plus tard avec un flacon de sirop pour la toux. Tout au long
de la journée, tu en prenais de grosses gorgées, et tu finissais la
bouteille. La faute à cette horrible toux qui ne voulait plus te
quitter. Je me doutais qu’il s’agissait d’autre chose mais je
n’ai compris que plus tard. Le sirop contenait de la codéine, un
opiacé proche de la morphine.
À ton hôtel comme à celui d’Assouan, j’ai connu d’autres
Égyptiens, des hommes toujours. Les femmes qui travaillaient là
s’occupaient du ménage ou de la cuisine. Elles ne parlaient pas
l’anglais et mon arabe restait insuffisant. À part Mourad qui
jouait les pachas dans l’autre hôtel, ceux que j’ai rencontrés
s’accommodaient de situations inextricables. Mustapha, que tu ne
connaissais pas, montait dans le train juste en amont d’Assouan. Il
y cherchait les touristes, ceux qui n’avaient pas d’obligations
quant à l’endroit où ils dormiraient. Au terminus le train
s’arrêtait. Il descendait, suivi de ceux qu’il avait convaincus.
L’hôtel se trouvait non loin, dans une petite rue vers le début
du souk. Propre, pas très cher et sans chichi. Mustapha se
consacrait à d’autres tâches. Deux ou trois comme lui se
relayaient pour le train. À cet exercice, il surpassait les autres.
Ses vêtements à l’occidentale, sa silhouette mince et droite, son
air calme surtout lui réussissaient. Ensuite, le plus important
restait à accomplir, surveiller ses touristes, éviter de se les
faire voler, négocier les excursions en minibus pour Abu Simbel ou
les traversées en felouque pour les Éléphantines, prévenir les
chauffeurs ou les chefs d’équipage, négocier encore, surtout ne
pas révéler l’existence de commissions, les touristes n’auraient
pas compris. Mustapha n’était pas calme, il était fatigué. Il
était fiancé avec Sama depuis trois ans. Le mariage n’aurait pas
lieu tant qu’il ne pourrait pas acheter un logement. L’exigence
des parents de Sama. Il savait au fond, qu’il n’y arriverait pas.
Pas assez de rentrées d’argent pour économiser. La vie au jour le
jour, une journée bonne et l’autre non, qui ruinait les espoirs de
la précédente. Acheter de quoi manger et tous les gains déjà
dépensés. Le soir quelquefois, il ne savait plus. À quoi bon tout
cela ? Il voyait Sama si peu souvent, sur autorisation
seulement. Dans la cohue des heures, dans le brouhaha de l’hôtel,
son image s’effaçait. Pieux et réservé, Mustapha ne cherchait
pas les aventures occidentales. Pourtant dans cet univers masculin de
la course aux touristes, il avait pris une habitude, celle de me
détailler les étrangères qu’il avait remarquées. Étrangères
forcément, aussi vite arrivées, aussitôt reparties, mais plus
humaines provisoirement que la toujours plus hypothétique Sama. Les
coups de cœur se succédaient dans un rythme soutenu. Je taquinais
un peu cet incessant défilé. Je décomptais les belles et il riait.
Presque un jeu à force. J’écoutais les envolées, les jolis yeux
verts de l’une, les reflets dans les cheveux d’une autre.
J’écoutais, l’étrangère poursuivait son voyage puis la fatigue
lui revenait. Je me souviens qu’à mon départ, le chiffre des
jolies dames atteignait les environs de soixante.
À Louxor dans la ruelle, un jeune homme sur un scooter passait et
repassait. Il s’amusait comme un gamin à faire pétarader sa
machine. Il avait l’air aussi de s’ennuyer, et tu l’envoyais
parfois, porter ou rapporter des objets à l’autre bout de la
ville. Mohammed avait une femme à Louxor, une Égyptienne. Depuis
peu il s’était marié avec une autre femme. Elle habitait Le Caire
et elle était américaine. Une semaine sur deux, il prenait le train
et se rendait au Caire. La semaine suivante il revenait. À bien des
égards, et pour la première femme aussi, le second mariage
améliorait le quotidien. Plus de nécessité à s’échiner pour
une misère et pour elle, entre autre, l’accès enfin à une vraie
machine à laver. Il avait la nostalgie de la centrifugeuse qui
l’avait précédée. Le couvercle en verre laissait voir les habits
qui tournaient et la ronde colorée des vêtements lui manquait.
Dans ce monde bigarré des hôtels, occurrences par ailleurs assez
rares, on trouvait parfois des couples mixtes. L’un de tes cousins
avait épousé la fille d’un général anglais. Je ne l’ai pas
connue longtemps mais je me souviens d’elle. Son physique laissait
supposer quelques origines indiennes, petite, très jolie avec des
larges boucles noires et des yeux brillants. Elle avait fait le choix
de la tradition et s’apprêtait à emménager dans la famille de
son mari sur l’autre rive. Après deux ou trois jours à l’hôtel,
des formalités à régler, elle avait traversé le fleuve et rejoint
la maison familiale. Je ne l’avais plus jamais revue. Plus tard en
revanche, j’ai plusieurs fois croisé son mari, ton cousin. J’ai
remarqué ses allers-retours à la pharmacie et ce sempiternel flacon
de sirop qui ne le quittait jamais.
Dans un autre hôtel, plus près de la gare, un Allemand attendait
aussi son tour. Quelques mois plus tôt, il était tombé en arrêt
devant la beauté de la jeune femme qui lavait les draps. Il avait
été foudroyé par cette si longiligne silhouette, que l’on
remarque assez souvent chez les Nubiennes, par ce cou si gracile, par
sa peau brune et sans défaut, ses grands yeux noirs, la finesse et
la droiture de son nez, le charnu de sa bouche. Il ne connaissait pas
l’arabe et n’avait pas pu lui parler. Tu t’étais chargé de la
traduction. S’il la voulait bien sûr, il devrait l’épouser. Et
avant le mariage, il devrait se convertir à l’Islam. Il avait dit
oui et elle aussi. Tu servais d’intermédiaire avec la famille. Tu
t’occupais des pourparlers. Il m’avait proposé de passer le
voir. Nous avons discuté à son hôtel, attablés dans le hall. Je
crois qu’il ne savait plus du tout ce qu’il voulait. Il
reprochait à la jeune fille, de ne pas mettre à profit les cours
d’allemand qu’il lui faisait donner. Je crois aussi qu’il était
alcoolique. Pour finir, il a suggéré que je monte avec lui dans sa
chambre. Je suis partie avant d’avoir le détail de ce qu’il
espérait que nous y ferions.
Une autre anglaise et son mari avaient fait une brève apparition.
Comme toi, il pratiquait l’alternance des vêtements occidentaux et
de la galabia. Les premiers pour voyager, la seconde pour le repos.
Dans les deux cas, il gardait cet air hautain que je n’aimais pas.
Elle était maigre, pâle et disgracieuse. Elle m’avait raconté
que ça n’allait pas, qu’il criait souvent et qu’il frappait
parfois. Un jour sûrement, elle repartirait pour l’Angleterre. Un
jour peut-être, le courage lui reviendrait. Il lui faisait l’amour
souvent et elle aimait ça. De temps en temps, lorsqu’il décidait
qu’il en serait ainsi, pendant la pénétration, il lui caressait
le clitoris. Elle jouissait dans ses mains et l’Angleterre pouvait
bien aller se faire voir. Je restais songeuse, à peu de choses près,
personne jusque-là ne s’était intéressé à mon clitoris. C’est
drôle tu vois, les choses que l’on se dit parfois dans le hall
d’un hôtel, alors qu’on ne se connaît pas. Ce qu’elle m’a
dit aussi, c’est qu’il y avait du sulfureux dans ta réputation
et des rumeurs bizarres à ton sujet. On racontait que dans ta
jeunesse, tu avais souvent couché avec les étrangères de passage
et même aussi avec les étrangers. J’imagine qu’elle tenait ça
de son mari, ou alors peut-être, elle l’avait inventé. Quoi qu’il
en soit, cela ne me regardait pas. Quoi qu’il en soit surtout, il
n’était pas question que je lui donne la moindre piste. Le hasard
nous avait conduit, Ali, toi et moi à partager quelques secrets. À
la confiance que vous vous accordiez l’un l’autre, à cette
manière de ne pas hésiter, même une seconde, je pouvais deviner
que bien d’autres secrets dormaient ici. La rumeur existait
peut-être, il se pouvait aussi qu’elle soit fondée, en partie
fondée ou entièrement. Pour autant, aucune anglaise ne me ferait
exposer ma part cachée de l’Égypte.
Je repense à toi, à cet hôtel qui te ressemblait, si différent de
celui d’Assouan. Quelquefois, j’écrivais dans ce fauteuil blanc
que tu laissais dans la ruelle. L’entrée de la maison d’en face
donnait dans une autre ruelle. Au dernier étage, à travers les
ouvertures, prévues pour des fenêtres encore absentes, on voyait le
ciel et on entendait des caquètements de poules. Au mariage du
prochain fils, on finirait l’étage et on en commencerait un autre,
dans lequel on relogerait les poules.
Pour arriver là, la première fois, Mike et moi venions d’Assouan.
Nous sommes sortis de la gare et nous avons suivi les rues comme
l’indiquait le plan de notre guide. À l’entrée de la ruelle
nous avons hésité. Un âne passait, tirant une charrette remplie de
gravats. L’enfant qui se trouvait perché dessus, nous a confirmé
par des gestes, qu’il y avait bien, plus loin sur la gauche, un
hôtel. Après les formalités, je t’ai demandé si je pouvais
utiliser le téléphone. Tu m’as questionnée. Est-ce que quelque
chose n’allait pas ? Non, rien d’important. Nous étions
partis d’Assouan plus tôt que prévu. Quelqu’un là-bas, avec
qui nous devions dîner, serait surpris de notre absence et je
voulais m’excuser. Était-il Égyptien ? Oui. Ta curiosité me
gênait, ton insistance, comme si j’offensais l’ordre des choses
en voulant appeler là-bas. Tu as réfléchi quelques secondes. Il
m’a semblé que tu me refuserais l’accès de ce téléphone,
qu’il me faudrait regagner la gare pour en trouver un autre. Au
lieu de ça, tu m’as suggéré, si je le souhaitais, de l’inviter
à venir ici. Quoi ? Au lieu du dîner promis, lui proposer de
parcourir plus de deux cents kilomètres afin de nous rejoindre ?
Oui. D’après toi, je pouvais lui soumettre l’idée et je verrais
bien s’il acceptait. S’il venait, nous pourrions discuter,
décider de quoi faire. Je n’avais presque rien dit et tu avais
tout compris. À Assouan, le soir, après les excursions, nous avion
fait la connaissance de Souliman. Jusqu’à dix-sept heures, il
travaillait dans une administration. Ensuite il regagnait l’hôtel,
s’occupait des touristes, montait dans le train, juste en amont
d’Assouan. Le premier jour nous avions parlé, attablés tous les
trois, dans la salle à manger de l’hôtel. Le deuxième jour, Mike
avait souffert de problèmes digestifs. Souliman lui avait ramené
des médicaments pour le soulager. Le troisième jour, Mike était
allé mieux et c’est moi qui avais souffert de déshydratation.
J’avais eu mal partout. Après le repas, il nous avait rejoint dans
notre chambre. Il avait proposé de me masser. Nous nous étions
assis sur les lits. Lui et moi d’un côté et Mike en face. Pendant
la discussion, ses mains m’avaient effleurée. Je l’avais laissé
faire et Mike aussi. Cet homme avait envie de moi et ses mains
avaient trouvé le chemin de mon corps, comme si rien de cela ne
posait problème. Il m’avait taquinée, m’avait touchée comme on
plaisante. Un autre que Mike aurait bondi, lui aurait ordonné de
sortir. Pourquoi ne l’avait-il pas fait ? À l’heure de
dormir, j’avais retiré mon pantalon en toile et mon t-shirt. Il
avait éteint le plafonnier. Durant le massage, Mike s’était
couché puis s’était endormi. Les pouces de l’homme avaient
pressé fort les muscles durcis, avaient extirpé les douleurs avec
savoir-faire. À la fin, il avait éteint la lumière de chevet, et
il était sorti sans faire de bruit. Peut-être aurait-il fait pareil
pour n’importe qui, par simple gentillesse. Peut-être je n’avais
été qu’une idiote, mais cette cinglante envie de lui au creux de
moi, elle au moins j’en étais sure, n’avait rien eu
d’imaginaire. Le lendemain, le quatrième jour, j’avais proposé
d’avancer notre départ. Mike avait approuvé. J’étais montée
dans le train le cœur léger. Il suffirait de repartir, de tout
laisser derrière, de faire comme si rien ne s’était produit.
L’Égypte avait défilé par la fenêtre, ou plutôt, elle avait
semblé disparaître. Une boule dans mon estomac s’était
installée. Quand Souliman rentrerait du travail, il comprendrait que
nous étions partis. Plus le train avançait et plus la boule
m’arrachait les tripes et je découvrais que non, qu’il ne
suffirait pas de tout laisser derrière. Au moins il faudrait
s’excuser pour le départ précipité, retendre un fil, même ténu,
vers Assouan. Dire quelque chose ou le laisser parler. Dire quelque
chose… même si je ne savais pas trop quoi dire. Je ne t’avais
rien expliqué, ou presque rien, et toi tu me soufflais la solution,
lui proposer de venir à Louxor, retendre un fil, même improbable,
vers Assouan.
J’ai composé le numéro. J’ai demandé à lui parler. De l’autre
côté, la voix de l’homme. Un petit mot d’excuse, puis la
proposition. La voix de l’homme était devenue métallique, et il
n’a dit qu’un seul mot. Pourquoi ? J’ai balbutié quelques
explications. Juste une idée…, au cas où il aurait envie de faire
un tour par ici. Je m’enlisais et il a répondu. Ok, j’arrive
demain. Le lendemain, alors que lui et moi cheminions dans l’un des
couloirs blancs de l’hôtel, il m’avait brutalement plaquée
contre le mur et m’avait embrassée.
Pendant ces quelques jours à Louxor, tout a tourné dans ma tête à
une vitesse insupportable. Et c’est toi qui as ouvert les portes et
prononcé les mots que je n’osais pas. Mike et son désir trop
calme, son goût de la mesure qui ne bousculait rien. Ma nature plus
entière. Le manque à l’intérieur, accumulé depuis des années.
Tu avais deviné cela, rien qu’en nous regardant. Alors quoi ?
Quoi faire de ce chancellement du familier ? J’envisageais de
le laisser repartir sans moi et tu m’en as dissuadée. Si Souliman
et moi le souhaitions, rien n’empêchait que je revienne ici plus
tard. Dans une semaine, quoi qu’il se passe, je devrais reprendre
l’avion pour Londres. Ensuite il faudrait réfléchir et décider.
Le cas échéant, s’organiser puis revenir en Égypte. Y arriver,
prête à s’emparer de tout. Revenir en Égypte… pour des raisons
notamment financières, j’avais vu ce voyage comme le dernier. Être
raisonnable et repartir là-bas, puis revenir et vivre ici. Être
raisonnable, mais questionner plus encore l’ordre des choses et les
postulats, s’aventurer dans l’impensé, oser l’idée de revenir
ici. À la lueur d’une bougie et plusieurs fois, nous avons discuté
sur le toit de l’hôtel. À d’autres moments tu avais pris du
temps pour Mike. Tout s’écroulait, et il n’avait rien dit. Il me
semblait s’il protestait, que je lui ferais ravaler sa langue. Le
droit de revendiquer, il l’avait perdu depuis longtemps, et il
n’était pas question maintenant de se réveiller. Il n’était
pas question que la colère succède à la mollesse, ou bien alors il
verrait de quelles vérités se nourrit vraiment la colère.
Je repense à toi, à cet hôtel qui te ressemblait, si différent de
celui d’Assouan. Je connaissais trop peu l’Égypte, et maintenant
je réalise, que dans cet univers blanc des couloirs et des chambres,
que sur ce toit laissé désert, que dans ce hall entouré de
banquettes, pareil que les salons traditionnels dans les maisons, tu
avais érigé une autre Égypte. À Assouan le vacarme des qu’en
dira-t-on, ici la voix de Oum Kalthoum qui déchire le silence.
Souliman était arrivé méfiant dans cet endroit qu’il ne
connaissait pas, puis quelque chose l’avait un peu rassuré. Des
propos en arabe, échangés entre toi et lui et que je n’avais pas
compris. Je ne le savais pas encore, mais plus tard, il n’y aurait
qu’ici que l’amour serait possible.
Pour toutes ces raisons, pour la chicha et pour la codéine, pour ta
galabia blanche, pour les hivers et l’écharpe occidentale qui te
servait de turban, pour cet air un peu ridicule que cela te donnait,
pour la belle demeure familiale où tu ne demeurais pas, tu resteras
« my chichaman ». Alors my chichaman, on dirait que tu as
eu tort. En Égypte, il n’y avait pas pour moi de place, ou bien je
n’ai pas su la trouver. On dirait que tu as eu tort, mais tout de
même l’évidence, c’est que tu as eu raison.
CHAPITRE 26
(Cher) Jordan,
Tu viens ici la moitié des vacances et un week-end sur deux. Ce que
je sais de toi, ce sont les évidences, ce qui se voit. Je vois que
j’aurais pu avoir moins de chance, que ton adolescence, pareil que
pour ton frère avant toi, ne crée pas trop de tensions. Je vois que
tu n’aimes pas l’école, surtout, que tu ne vois pas d’utilité
à ce qu’on y apprend. Je vois que ce qui brille t’attire, le
dernier portable à la mode, le Los Angeles et le Las Vegas des
séries américaines. Je reconnais chez toi ce même besoin que
j’avais d’échapper au réel. Je reconnais cela bien que la
manière diffère. Je me gavais de livres, tu te gaves de mangas sur
l’écran de l’ordinateur. En dehors de cela, je ne sais presque
rien. C’est qu’ici, rien ne se dit, toi et ton père parlez de
bricolage, des performances de la dernière tablette ou du dernier
casque Wi-Fi. Tu ne mentionnes jamais ta mère, ni les copains, ni
les filles, encore moins les professeurs. Lors de ta dernière année
au collège, le proviseur s’était suicidé. Nous ne l’avions su
que six mois plus tard et par quelqu’un d’autre. Je ne sais pas
ce que t’inspire le monde, ni si tomber amoureux signifie pour toi
quelque chose. Je ne saurais même pas dire si tu es intelligent ou
si tu ne l’es pas.
Avant l’internat, régulièrement, Julien t’appelait chez ta
mère. Maintenant tout se déroule sur Internet et par messagerie
instantanée. Hier, aujourd’hui et toujours cette sécheresse et
cette brièveté dans les échanges. Bonjour, ça va ? Oui. Tu
as eu des notes ? Non. Tu as quelque chose à dire ? Non. À
plus. À plus. Je lui ai demandé s’il t’avait déjà parlé de
contraception. Il a répondu que non, que ta mère ou l’école
pouvait bien s’en charger. Pour ton frère, tout s’est produit à
peu près pareil. Maintenant qu’il travaille, il passe nous voir,
avec sa copine, environ tous les deux mois. Les discussions portent
sur l’entreprise qui vient de l’embaucher, sur le BTS de
comptabilité que suit la jeune fille. L’entreprise marche bien et
elle s’agrandit. De nouvelles machines sont achetées, de nouveaux
bâtiments. La jeune fille est sérieuse et elle réussit. Ensuite,
l’intérêt pour la technologie refait surface, le dernier GPS, les
nouveautés du très haut débit, les avantages comparatifs des VMC
double flux. Je les sens dans une impasse et parfois je m’inquiète.
J’ai cette impression qu’il s’agit d’une impasse et pourtant
il se pourrait que je me trompe. Ton père a cette façon bien à lui
d’être là. Lors de son premier entretien d’embauche, par
exemple, il avait accompagné ton frère dans le bureau du
responsable. Une idée pareille ne m’aurait jamais effleurée,
pourtant l’initiative s’était révélée fructueuse. Il avait
décroché le poste et son salaire maintenant dépasse le mien.
Je me souviens d’un reportage à la radio qui donnait la parole aux
belles-mères. Ces femmes, malicieusement qualifiées de marâtres,
décrivaient des situations qu’heureusement je ne connais pas.
L’une achetait des vêtements à la fille de son conjoint et vivait
comme un rejet que l’adolescente ne daigne pas les porter. Toutes
semblaient s’appliquer, redoubler d’efforts et elles percevaient
le résultat mitigé comme une injustice. Je les écoutais. Je
sentais dans leurs propos, l’écrasant poids de ce nouveau mythe,
celui de la famille recomposée. Elles avaient rêvé d’une
harmonie, d’un recommencement solaire, plein d’amour et de
partage. Moi, et pour finir cela devenait un atout, j’avais connu
l’autre place, celle de l’enfant et rien dans mon expérience ne
m’avait conduite à idéaliser. Par ailleurs, il se trouve que
j’ignore les tentations de la fibre maternelle… Cela me préserve
d’envier cette place qui ne me revient pas. Finalement, toi et moi,
nous nous fichons la paix, et ce n’est déjà pas si mal. Ce
consensus a minima vient en partie de moi. L’exercice de l’autorité
me rebute et je laisse à Julien tout ce qui s’en approche. Il
vient de toi aussi et de ton frère qui m’avez bien signifié les
limites. Pas question pour toi d’accepter mon aide pour les devoirs
quand ton père ne sait pas. Lors d’une visite à la Fabuloserie,
ton frère baillait devant les couleurs vives, la démesure et la
liberté de l’art brut. Ton père lui a demandé s’il était
fatigué, la réponse n’avait pas laissé de doute. Il s’était
fait chier. Maintenant, une fois tous les deux mois je l’entends
raconter sa vie. La course aux heures supplémentaires dans
l’entreprise qui s’agrandit, les samedis sur les chantiers avec
un copain maçon. Il a conduit, l’autre jour avec son amie, jusqu’à
ce centre commercial immense qui se trouve près de Reims. Ils y ont
passé la journée et n’ont pas songé une seconde qu’un détour
par la ville de Reims pourrait présenter un intérêt. Pendant ce
temps, tu peines sur des exercices faciles, ou plutôt, tu cherches à
les éviter. Bref, dans un cas comme dans l’autre, je n’ai guère
contribué à élargir vos horizons. Je n’ai pas non plus cherché
à m’intéresser, par exemple à savoir de quoi parlent ces mangas
que tu regardes. De ton côté, pas plus de curiosité. Je noircis
des feuilles à n’en plus finir et rien dans l’omniprésence de
ces carreaux ne semble t’étonner. Toi et moi, nous nous fichons la
paix, et ce n’est déjà pas si mal.
Par moment, surtout pendant les mois d’été, je perçois les
limites de ce statu quo. Je ne te demande jamais de mettre la table
ou de ranger la vaisselle. Je ne te demande jamais d’éteindre la
télévision ou de me prêter l’ordinateur. Ce serait facile
pourtant et tu ne protesterais pas. Je préfère aller chez moi ou
m’affairer dans une autre pièce. Une autre forme d’impasse, et
j’étouffe quelquefois, lorsque tu restes ici plusieurs semaines.
J’étouffe et aussi à certains égards, il me semble que je
pratique la non-assistance. Le plus important cependant, bien que tu
n’aies pas la moindre idée de ce que cela signifie, c’est que je
n’ai pas reproduit ce que j’ai subi à ton âge. Mon bilan mitigé
de « marâtre » ne me satisfait pas, pourtant, au moins,
je n’ai pas reproduit.
CHAPITRE 27
(Chère) Zoé,
J’écris des lettres et depuis peu aussi des nouvelles. Il se
trouve que la première de ces histoires est pour toi. Tu connais
Betty et l’homme aussi, tu connais la rue et les passants qui
passent, tu connais le « désenchanté », l’incongru et
le poétique. Bref, ce si petit roman que je te donne est un fugace
portrait de toi.
*
Betty s’appelait Betty à cause d’une chanson de Bernard
Lavilliers. À cause de la douceur dans sa voix quand il chante le
nom de Betty. Les gens passaient. Betty était assise sur un petit
muret et regardait une carte placée sur ses genoux. Elle voulait
voir les colonnes de Buren, la rue Mouffetard et la Grande Arche et
elle réfléchissait. Elle réfléchissait à l’ordre et à
l’itinéraire qu’elle allait adopter. Elle réfléchissait ou
plutôt, son esprit vagabondait de noms en noms, jardins du
Luxembourg, Père Lachaise, Goutte d’Or… Sur la gauche, elle
entendit une voix qui prononça ces mots : « Le penseur de
Rodin… » Betty réalisa qu’en effet, quelque chose dans sa
posture évoquait la statue de Rodin. Son corps penché, sa tête
inclinée, et son poing qui la soutenait. L’homme s’était
adressé à elle, et elle leva les yeux. Il était passé déjà, et
s’éloignait sur le trottoir au milieu des autres gens. Il n’était
plus qu’un dos parmi les autres dos. Il marcha quelques mètres à
la manière de Charlot et elle le reconnut. Les pieds en canard, une
main sur la hanche et l’autre qui tenait la canne. Il s’éloignait,
l’homme qui s’était adressé à elle, pourtant il lui parlait
encore. Il lui parlait encore, homme qui s’éloignait et pourtant
il s’éloigna. Bientôt Betty ne le vit plus. Il avait disparu.
CHAPITRE 28
(Cher) Louna,
Classe de seconde, au lycée Romain Rolland de Sens, quelques mois
après la rentrée… Je ne t’avais pas remarquée parmi les
élèves. Sans doute je n’attendais déjà plus rien de ceux de mon
âge. Je ne t’avais pas remarquée et ton invitation m’a
surprise. Le prochain vendredi, tes parents s’absenteraient pour un
dîner, champ libre enfin pour une soirée festive. À part moi, qui
d’autre était invité ? Pas d’autres invités. Jusqu’au
vendredi, et même encore après, j’ai cherché les raisons de ton
intérêt pour moi. Tu avais besoin d’aide peut-être, pour les
devoirs de sciences physiques. Tes parents sont partis à l’heure
où nous commencions les crêpes. Les discussions se sont succédées.
Drôle de point commun au détour d’une phrase. Toi et moi avions
souvent subi les moqueries de la classe. Dans mon cas, la pire époque
remontait à l’école primaire où une calamité blonde m’avait
désignée comme le souffre-douleur collectif. J’avais fini par ne
plus participer aux leçons de sport, et seuls deux garçons
acceptaient encore de me parler. Au collège, tu avais vécu une
situation similaire, les moqueries de tous, entraînés par une sale
fille particulièrement redoutable. En fait, il s’agissait de la
même personne, la fille de l’assureur le plus en vue du le
centre-ville.
Nous ne nous quittions plus. Toutes les récréations dans la cour,
un vendredi chez moi et l’autre chez toi, jusqu’au samedi matin.
Je préparais mon sac, et à midi, j’allais attendre mon père, à
la sortie de l’autre lycée. Nous parlions de tout, de l’avenir
et de l’enfance, des parents, des professeurs et de nos semblables.
Nous écoutions de la musique et nous gavions de chocolats volés.
Nous n’étions jamais sorties avec un garçon de notre classe. Tu
te rattrapais pendant les vacances et tu tenais à jour une liste des
jeunes gens. Une quarantaine de noms, si je me souviens bien. Nous
avons tellement ri et si bien soupesé les qualités et les défauts
de chacun. Cette feuille remplie de noms a été rebaptisée la liste
des bestiaux. Deux d’entre eux seulement échappaient à nos
railleries. L’un pour sa gentillesse, et l’autre, qui s’appelait
Christian. Tu me parlais souvent de lui. Je ne te parlais pas encore
de Thomas, mais cela viendrait.
Le mari de ma mère, de son côté, n’a pas perdu de temps. Un
vendredi soir après la classe, alors que nous arrivions, il est
entré dans une de ses humeurs furieuses. Il a hurlé, vociféré
et nous a flanquées dehors. Tu n’avais plus guère le choix que de
rentrer chez toi. J’ai attendu devant la porte, sans trop savoir
quoi faire. Plus tard, dans le flot des ordures déversées sur moi,
j’ai compris qu’il t’accusait d’être hautaine et méprisante.
Les mêmes mots qui, en général, qualifiaient les amies de ma mère.
À elle, ce soir-là, j’ai demandé si je pouvais te rejoindre.
Elle a refusé d’un ton sec. J’ai craint très fort la fin de nos
vendredis. Heureusement, la semaine suivante, puis les autres
semaines après cela, j’ai pu retourner chez toi. Nos vendredis se
sont poursuivis là-bas et au même rythme qu’avant.
Classe de première au lycée Romain Rolland de Sens, quelques mois
après la rentrée… À l’heure de la récréation, je te
cherchais dans la cour. Je me suis dirigée vers toi. Ton regard m’a
traversée comme si je n’existais pas et puis tu es passée tout
droit sans t’arrêter. C’est drôle tu vois, je me souviens de
cet épisode et d’être restée là plantée bêtement. Je ne me
souviens plus en revanche des jours suivants, de la tristesse ou de
la colère ou des questions que je me suis posées. Le premier choc
passé, j’ai rejoint ceux de ma classe. Pour une fois, cette
année-là et la suivante aussi, ces sortes de cruelles hiérarchies
spécifiques aux milieux scolaires s’étaient atténuées. Sous le
préau à droite, je me suis glissée dans le cercle le plus large et
j’ai participé aux amusements de la cour. Les plaisanteries en
aparté se sont multipliées avec l’un des garçons. Deux mois plus
tard, j’essayais pour changer d’avoir avec lui une discussion
sérieuse. J’ai compris à son attitude que ça n’allait pas de
soi. À sa manière de ne pas écouter ou de répondre à côté,
j’ai su que tu me manquais. La classe et sa bonne ambiance
pacifiaient les heures de la cour, mais toi tu me manquais. À midi,
j’ai remballé mes affaires très vite. J’ai dévalé les
escaliers et je me suis postée sous le préau, face au flot des
élèves qui sortaient. Tu es apparue par le couloir de droite.
Agitation de ce déversement humain, j’ai dit que je voulais qu’on
redevienne amies. Tu as répondu sans hésiter. Toi aussi. Tu es
rentrée manger chez toi et nos vendredis ont recommencé. J’ai
appris que tu avais regretté notre rupture et le mouvement de
jalousie qui l’avait provoquée. Pour une fête organisée par la
classe, j’avais manqué l’un de nos vendredis et tu t’en étais
vengée bêtement. Après cela, tu n’avais pas su comment réparer,
ou plutôt tu n’avais pas voulu de la position de demandeuse. Plus
tard, après les six ans de réflexion d’une autre rupture, tu
qualifierais d’orgueil ce trait de ton caractère.
Un samedi matin chez toi, en l’absence de tes parents… Notre plan
visait à récupérer la photographie de Christian. Je me suis assise
en bas des marches qui conduisaient aux chambres et tu m’as donné
le téléphone. J’ai composé le numéro, demandé le jeune homme.
J’ai parlé de ta mort et de ta dernière volonté. Tu ne l’avais
pas oublié et tu souhaitais mêler tes cendres à celles de sa
photographie. J’avais du mal à parler, la gorge un peu serrée par
le trac. Il comprenait mon émotion et il enverrait par courrier ce
que je demandais. Il a tenu parole quoi-qu’avec un peu de retard
sur la date officielle de la cérémonie. Pauvre Christian qui a
gâché ce jour si solennel.
Été de l’année 1986… Je me suis jointe à l’expédition qui
chaque année te conduisait à Port-Camargue en compagnie de tes
parents. Une demi-heure après l’arrivée, après les heures de
route et pendant le repas, ta mère s’est mise à pleurer. Je ne
comprenais pas très bien. Tu m’as expliqué ça plus tard, sur le
chemin de port. C’était à cause de la radio. Elle avait cru que
l’animateur la critiquait. Tu m’avais souvent parlé de cette
maladie qu’elle avait, la paranoïa. Tout avait commencé le
lendemain de son mariage. Régulièrement, elle tentait de se
suicider. Elle pleurait souvent et faisait du chantage. Pendant
plusieurs années, elle ne s’était plus sentie capable de sortir
seule de la maison. Elle avait peur des gens dans la rue, de
l’hostilité qu’ils pourraient lui témoigner. Grâce à un
nouveau traitement, depuis peu, elle arrivait à aller chercher le
pain. De cela, tu m’avais souvent parlé. Pourtant jusqu’à ce
repas, tout était resté pour moi très abstrait.
La nuit tombée, près de la plage, les adolescents des environs,
convergeaient pour aller danser. Nous avions toutes les deux remarqué
ce garçon sur la piste de danse, bien bâti avec des cheveux clairs.
Au premier slow il est venu vers nous et il t’a invitée. Un autre
jeune homme, peu après, a proposé de m’emmener pour un tour en
moto. Il s’est arrêté quelques kilomètres plus loin. Il m’a
offert un verre, nous avons discuté. Quand j’ai dit mon âge, il a
souri. Il avait vingt-cinq ans, moi seize. Il venait d’entrevoir
que la soirée ne serait pas celle qu’il avait espérée. Il a ri,
essayé de me convaincre. J’avais peur de rater l’heure de la
permission. À la fin, d’un geste attendri, il m’a pincé la joue
et il m’a ramenée. Tu m’attendais sous un lampadaire non loin de
la piste. Nous avons couru l’une vers l’autre en riant. J’étais
revenue saine et sauve de l’escapade en moto et tu étais sortie
avec Justin qui embrassait très bien.
Le lendemain au même endroit, l’homme à la moto n’est pas
revenu et je l’ai regretté un peu. Justin lui se trouvait là. Il
t’a ignorée. Comme si rien ne s’était passé. Ce soir-là ou le
suivant, tu es sortie avec un autre garçon. Vous avez pris le chemin
de la plage. Tu t’es aperçu au retour que ton jean était taché
de sperme. Ta mère s’est levée, réveillée par les bruits de
lavage. À sa question, tu as répondu que ce n’était rien, juste
un petit accident. Cette scène a longtemps fait partie de notre
mythologie commune. « Tu te rappelles à Port-Camargue, le coup
du petit accident ? » « Oui, l’aplomb de la
réponse, comme si de rien n’était ! » Éclats de rires
complices recouvrant le dégoût.
Classe de terminale au lycée Romain Rolland de Sens, quelques mois
après la rentrée… Plusieurs centaines d’élèves manifestaient
contre le projet Devaquet. Depuis la rue Thénard où nous défilions
et par une rue adjacente, je t’ai aperçue au loin sur ton vélo
qui rentrais chez toi.
Quelques semaines ont passé qui nous rapprochaient du baccalauréat.
À la maison, l’impatience contaminait l’ordinaire. Les crises de
haine se multipliaient. Il n’accepterait pas que je redouble, ni
ici, ni ailleurs. Il n’était pas question, après le mois de juin
que l’on entende encore parler de moi. Il ne le supporterait pas.
Le baccalauréat prenait des allures de couperet, de question de vie
ou de mort. Jusque-là, il fallait tenir, travailler, ne pas se
laisser vider par les injures. J’ai mis fin à nos vendredis. J’ai
cessé de parler durant la récréation. Je me contentais de
répondre, oui, non, et puis le silence s’est installé. Tu restais
là. Il me semblait que je manquais d’air, que j’allais mourir
étouffée. Un jour, dans l’un des corridors, tu es passée tout
droit sans me regarder. J’ai su que c’était fini. J’ai su que
déjà tu me manquais, et aussi que c’était cela que j’avais
cherché, que je m’étais acharnée à obtenir exactement cela et
qu’il ne pouvait être question de te rattraper dans le couloir.
Le jour du baccalauréat, paralysée par le stress, j’ai surpris
tout le monde par la médiocrité de mes résultats. Le calme est
revenu au rattrapage. Des amis de ma mère m’ont prêté leur salon
pour que j’organise une fête. Et puis, incroyable mais vrai, son
mari a cuisiné des tartes et des quiches pour l’occasion. Comme
quoi tu vois, même les salauds ont des facettes. Ma mère et moi
sommes allées chercher une chambre à Dijon. J’ai décidé d’aller
m’y installer sur-le-champ. Elle a eu l’air vexé quand je lui ai
dit que je partais. Elle a demandé comment j’espérais me nourrir.
Avec quel argent ? Mon père, qui savait déjà que je partais,
verserait sa part sans attendre la rentrée. Pour le reste, je me
débrouillerais, un peu d’argent qui me restait. Même sans cela de
toute manière, il fallait que je parte.
J’ai écrit à Thomas, durant l’été suivant et puis aussi j’ai
rappelé chez toi. J’ai eu ta mère. Elle m’a donné ton adresse
à Dijon. Rue Audra. Je m’y suis rendue plusieurs fois dans le mois
de septembre. Tu ne répondais pas. Enfin, deux jours après la
rentrée, j’ai entendu ta voix dans l’interphone, et la lourde
porte s’est débloquée. C’était moi cette fois qui devais des
explications, l’approche du baccalauréat, le stress. Une autre que
toi s’était découragée devant mon mutisme, une camarade plus
éloignée du nom de Virginie. Vous aviez discuté de moi, de ce
qu’il aurait fallu dire ou faire pour m’aider. Et vous n’aviez
pas trouvé. Trois superbes affiches trônaient sur le mur au-dessus
de ton bureau, des reproductions de peintures ramenées de Beaubourg.
Je découvrais d’un coup Vassily Kandinsky, les cercles de Robert
Delaunay, Joan Miró et
l’existence de la peinture abstraite. Pendant l’été, sans
conviction, j’avais peint des sortes d’ondulations colorées. Un
chemin s’était esquissé, vers
autre chose que la
représentation du réel. Le début d’un chemin, où tout sauf
l’amour des couleurs manquait encore, la composition, les formes,
les textures, les jeux des transparences, et même les alliances que
les couleurs entre elles peuvent nouer. Sur ce sujet, je ne t’avais
posé aucune question, pourtant sur ton mur, les affiches
répondaient. Merci à toi tout de même, d’avoir passagèrement
pallié ce manque de curiosité qui me caractérise.
Première année de DEUG à la faculté de Dijon, quatre mois après
la rentrée… Tu rentrais chez tes parents pour les week-ends et les
vacances, comme la plupart des autres étudiants. Je passais te voir
chez toi quand l’idée m’en venait. Les semaines s’étaient
écoulées, mes cours comme les tiens avaient attaqué le vif du
sujet. Pour toi les doutes avaient pris le dessus. Cours d’anglais,
d’espagnol et d’allemand, thème, version, apprendre par cœur
des listes de mots. Quelque chose n’allait pas dans ton
orientation. Ainsi enseignées, les langues avaient changé de
visage, et ton amour pour elles avait disparu. Il fallait tout
repenser, surtout se poser la question du métier. Tu as décidé, à
quatre mois de la rentrée et après un rendez-vous avec un
conseiller d’orientation, que tu deviendrais bibliothécaire, qu’il
fallait illico rallier la faculté de lettres modernes et réussir
malgré le retard. Tu as travaillé comme une forcenée. De mon côté,
j’ai bien vu qu’il fallait espacer les visites.
Juin 1988… Tu
avais gagné ton pari et brillamment réussi le passage en deuxième
année. Juin 1989… résultats brillants de nouveau. Les vacances
débuteraient comme promis, par une semaine ensemble à Dijon. J’ai
proposé l’achat d’une carte hebdomadaire à la STRD, et de
prendre une par une toutes les lignes de bus, jusqu’au dernier
arrêt. J’ai choisi les lignes. J’ai choisi les arrêts, au gré
des paysages. Tu ne proposais rien et ta passivité m’agaçait.
C’est moi, je crois, qui ai provoqué cette espèce de discussion
pseudo-métaphysique sur la nature des sentiments. On n’aimait pas
vraiment les gens selon toi. On essayait seulement de le croire afin
de se peupler l’esprit. Dans ces conditions, ma présence dans ce
studio de la rue Audra avait-elle un sens ? Nous avons répondu
que non et je suis rentrée chez moi. C’est drôle tu vois, pour
moi, au fond et encore maintenant, cette question reste incertaine.
Si j’ai tranché, c’est surtout pour affirmer que la vie passe
avant. Ce qui la favorise doit être pris sans rechigner. Le
lendemain matin, ma boîte aux lettres était bourrée de vêtements
que j’avais oubliés chez toi. Le procédé m’a fait l’effet
d’une gifle.
J’ai continué ma petite vie d’étudiante. J’ai vu de dos sur
un vélo, une fille qui te ressemblait, un jour, alors que je montais
le boulevard de l’Université. J’ai terminé la licence, voyagé
en Scandinavie. À Turku j’ai rencontré Mike et déménagé pour
l’Angleterre quelques mois plus tard.
Été de l’année 1995… Je ne sais pas pourquoi cette année-là
plutôt qu’une autre. En escale chez ma mère après un voyage en
France, j’ai consulté l’annuaire et appelé tes parents. Après
tout ce temps, je n’étais pas si certaine qu’il serait facile
d’obtenir tes coordonnées. En fait, au bout de vingt seconde, ta
mère m’a appris que justement tu te trouvais chez eux et elle est
partie te chercher. Je t’ai proposé un repas au restaurant pour le
lendemain. Tu as dit oui sans hésiter. Tu m’attendais sur la place
de la cathédrale. Tu n’avais pas changé du tout, les mêmes longs
cheveux ondulés, le même visage un peu pâle. C’est là, dans le
restaurant près de la place, avec six ans de retard, que j’ai
compris deux ou trois choses, la peur que tu avais eue de ne pas y
arriver… Après l’université, il fallait postuler pour une
école, préparer et obtenir un diplôme et puis chercher un
employeur. Le vertige ne t’avait pas laissé de place pour autre
chose. Tu avais tout réussi très brillamment, travaillé dans la
région parisienne, quitté le premier employeur qui se conduisait
mal, et regagné finalement notre département natal. L’angoisse
passée, je t’avais manqué. Nous avions vingt-cinq ans. Mon erreur
d’orientation à moi, je l’avais constatée plus tardivement que
toi, en Angleterre, dans un collège près d’Oxford. Il me faudrait
d’ailleurs encore bien des années, bien des histoires d’amour et
des déménagements, avant d’entrevoir ce qui ressemblerait à une
alternative. Par la force des choses, j’étais femme au foyer et
toi tu t’inquiétais d’être encore vierge.
Mike encore un peu, de l’Angleterre à la France, toi et moi nous
nous écrivions, puis Souliman, lettres encore de l’Égypte à la
France, ensuite Simon puis Raphaël et le téléphone est redevenu
possible. Le jour de tes trente ans, l’homme qui t’a fait l’amour
ne savait pas qu’il était le premier. Ton attitude un peu
craintive et le sang qui a coulé ne l’ont pas alerté ni ému. Le
jour de mes trente et un ans comme souvent, Raphaël a dormi jusqu’au
milieu de l’après-midi. J’ai visité nos plus proches voisins
qui m’ont invitée à déjeuner. J’ai joué aux cartes avec les
enfants. À son réveil il a téléphoné chez eux. J’ai terminé
la partie en cours et puis je suis rentrée. Vingt minutes s’étaient
écoulées, intolérables apparemment. Par ma faute, les travaux
prévus ce jour-là étaient compromis, et comme souvent, nous avons
passé le reste de la journée à nous disputer.
Pendant toutes ces années, et aussi les suivantes, nous nous étions
retrouvées chez toi plus souvent que chez moi. Il y avait eu nos
vendredis chez tes parents, plus tard mes visites rue Audra, ensuite
les escales chez toi lors de mes séjours dans l’Yonne. Cette
inégalité des territoires a perduré à mon retour ici. Je crois
qu’il m’est plus facile d’aller chez les autres que de les
accueillir chez moi. Je préfère le petit dépaysement que cela
procure. Après le départ, je préfère aussi marcher ou conduire.
Quand un ami s’en va, et que la porte se referme, je n’aime pas
cette texture alourdie du silence. Tu es passée me voir à
l’appartement de la ZAC. Une ou deux fois vers le début. Je t’ai
proposé de manger. Ça tombait mal et tu devais partir. La
dissymétrie restait la règle. Les allers, les retours, cette forme
imperceptible de vassalité qu’institue la visite. Je me demande en
effet, avec toi comme avec d’autres, s’il ne s’agit pas là
d’une erreur, si la répétition toujours unilatérale des visites
ne crée pas insidieusement une forme de hiérarchie. L’un qui
vaudrait le déplacement et puis l’autre. Enfin je ne sais pas.
Je quittais le travail. C’était peu après mon installation dans
l’Yonne. J’ai entendu à la radio que deux avions avaient percé
des tours. Il parait que tout le monde se souvient de qu’il faisait
lorsqu’il a appris cela. Je t’ai téléphoné. Je t’ai trouvée
peu loquace, presque sans réaction. J’ignore à ce jour s’il
s’agissait de sidération ou d’indifférence. En avril 2002, les
scores du premier tour des élections présidentielles en ont
déconcerté plus d’un. À l’heure où je t’ai appelée, tu
regardais les informations en compagnie de ton copain. Je l’entendais
rire à tes côtés et j’ai abandonné l’idée de discuter avec
toi des résultats. Je n’avais croisé Martial qu’une fois et
j’ignore aussi la signification de son hilarité. De l’enthousiasme
ou du dépit, du sarcasme ou le rire comme réaction de défense ?
Rien dans tes propos évasifs et entrecoupés de gloussements ne m’a
permis de le déterminer. Il te parlait souvent ce cette peur qu’il
avait de s’engager. Il tenait à toi et ne pouvait s’empêcher
parfois de fuir. Ensuite il revenait. Tu souffrais des ruptures et à
son retour, tu t’inquiétais de son prochain revirement. Avec le
temps et les hésitations, tes efforts pour ne pas peser, votre
relation est devenue très informelle. Il était là, il ne
promettait pas qu’il reviendrait, puis Pierre est arrivé, qui lui,
savait ce qu’il voulait.
Je n’avais pas
de nouvelles depuis deux ou trois semaines, au travail soudain, j’ai
pensé que j’aimerais te voir. Je t’ai téléphoné à la
bibliothèque. Ta voix m’a dit que l’impensable s’était
produit. Pierre était mort accidenté. On l’avait retrouvé ainsi
dans sa voiture, seul et mort, sur une route au beau milieu de la
campagne. Tu avais préféré, depuis ça, dormir chez Martial que de
rester seule chez toi. Quinze jours depuis ce malheur. Tu as
découvert deux mois plus tard qu’un enfant s’annonçait et tu as
décidé de le garder. Vers la fin de la grossesse, je crois que
Martial avait obtenu la mutation qu’il attendait depuis quelque
temps. Il habitait loin d’ici vers les Pyrénées. C’était la
fin de l’hiver, je me souviens. Il faisait beau. Je t’ai emmenée
voir le jardin de cette maison que j’avais visitée. Nous nous
sommes assises dans le petit banc de pierre entre les deux sycomores.
Bien au chaud dans nos manteaux. Bientôt tu deviendrais maman, et
moi peut-être, j’habiterais ce village, juste à la bordure des
champs. À Dijon seize ans plus tôt, peu après la rentrée, j’avais
voulu quitter cette chambre sans confort et son vieux propriétaire
alcoolique. Tu te trouvais là, le jour où je l’avais décidé, le
jour où ayant perdu ses clefs et titubant, il était passé par
l’entrée de secours que constituait ma chambre. Le lendemain aussi
tu te trouvais là, lorsque j’avais visité d’autres chambres et
le studio rue d’Auxonne que j’avais finalement loué. Nous
discutions du temps qui passe, de l’absence de Pierre. Vous aviez
convenu de m’inviter pour que lui et moi fassions connaissance, sa
mort avait coupé court à tout. La douleur dans sa brutalité avait
lentement desserré l’étau. La prochaine venue de son enfant
réactualisait le manque, mais d’une autre manière. J’ai redit
que bien sûr, si tu le souhaitais, je te conduirais à l’hôpital.
Qu’il ne faudrait pas hésiter, même au milieu de la nuit. Tu n’as
rien répondu. Quelque chose de ce jardin suspendait l’instant, le
calme ou la lumière, nos regards parallèles en direction des
champs. Nous nous sommes attardées plus d’une heure, peut-être
même deux, jusqu’à l’arrivée du propriétaire qui a été
surpris de nous trouver là. En fait et pour finir, je n’ai pas eu
l’occasion de te conduire à l’hôpital. Tu t’y es rendue pour
un rendez-vous et on a décidé de t’y garder.
Martial est repassé dans l’Yonne pour te voir. Il a regretté sa
mutation. Tu l’as rejoint dans le sud pour des vacances. Il a
cherché un nouveau poste afin de se rapprocher.
Une femme un jour t’a téléphoné. Avant que tu rencontres Pierre,
elle avait été sa maîtresse. Elle avait su sa mort par le journal,
et là, beaucoup de mois plus tard, sans trop savoir pourquoi, elle
avait eu envie de te parler. Tu as répondu que toi, tu ne le
souhaitais pas, et tu as raccroché.
L’ex-femme de Pierre a voulu te parler d’une somme d’argent,
qui d’après le jugement du divorce, aurait dû lui revenir à lui.
Elle aurait voulu de te la donner pour Lucas. Tu as refusé.
Lucas grandissait. Je n’avais jamais eu beaucoup d’intérêt pour
les enfants, je n’en avais pas non plus connu beaucoup dans mon
entourage. Puisqu’il était le fils de ma meilleure amie, il me
semblait que l’inédit pourrait faire son chemin. Pour essayer, la
première fois, je pourrais le garder juste une heure ou deux. On
verrait bien avec le temps ce que cela donnerait. Rien qui ressemble
à cela ne s’est jamais produit et puis nous ne nous sommes plus
vues.
CHAPITRE 29
(Cher) Mike,
Je peine à commencer cette lettre. Quelques jours déjà. Les mots
refusent de s’aligner et maintenant je sais pourquoi. J’ai comme
une répugnance à m’adresser à toi, à dire des mots comme « tu »
ou « toi ». J’ai comme une colère sourde qui remonte.
Ce qui la justifie, pourtant, n’est qu’à moitié vrai. Des
théories selon lesquelles tu ne m’aurais jamais aimée vraiment.
Bien sûr après quinze ou vingt ans, il est plus facile d’avoir
des théories que des souvenirs. Un jour, j’ai voulu jeter tes
lettres, persuadée de n’y retrouver aucune espèce d’amour. Je
les ai relues et j’ai changé d’avis. D’autres théories
encore, selon lesquelles j’aurais payé très cher ce détour par
l’Angleterre. Chômage, RMI, restaurants du cœur, aujourd’hui
encore, une carrière minuscule et des diplômes non valorisés, plus
tard, des annuités qui manqueront. Toi pendant ce temps, grand
spécialiste des rayons X et de la tomographie de haute précision,
tu voyages comme expert dans le monde entier. Ton nom sur Internet
concernant les avancées relatives à cette machine de l’antiquité
grecque appelée le mécanisme d’Anticythère. Pour autant, cette
manière de résumer les faits, relève du mensonge par omission. Il
ne faudrait pas oublier qu’à Dijon, avant de te rencontrer, je me
destinais à l’enseignement. Il ne faudrait pas oublier que déjà,
sans vraiment me l’avouer, je doutais d’être taillée pour ça.
Et pour cette maîtrise que j’avais décidé d’entamer, il allait
falloir que je trouve ma place au laboratoire de géographie. Il
allait falloir entrer dans ce microcosme, en comprendre les codes, en
partager les règles. Tout cela me faisait peur. Je ne t’ai pas
aimé afin de fuir cela. Ou du moins je ne le crois pas. Mais tout de
même tu m’as permis de fuir cela, d’y échapper encore quelques
années. Je n’avais pas non plus rêvé de vivre à l’étranger.
Mais dans la vie là-bas, quelque chose d’un goût de l’ailleurs
trouvait sa réplétion. Je vivais ailleurs, dans un monde qui
n’était pas celui que l’on m’avait donné. Je vivais
l’ailleurs telle une friandise, comme un pied de nez au banal et à
la génétique. La vraie vie à Swindon ne me sauvait en rien de la
banalité, mais ça n’avait pas d’importance. Ensuite et parmi
les principaux « reproches », il reste la question du
sexe. C’est pour l’intensité des corps que je t’ai laissé et
c’est pour elle encore que je ne l’ai jamais regretté. Sur ce
sujet, nos étincelles furent peu nombreuses. Sur ce sujet comme pour
les autres, il ne faudrait pas que j’oublie mes anciens vertiges.
Les hommes et leur désir me déroutaient, et toi, avant de devenir
le retardataire, tu as bel et bien comblé ce besoin que j’avais,
ce besoin d’être confortée. Bref, cette histoire avec toi, est de
toutes la plus abîmée, celle pour laquelle j’aurais le plus de
mal à retrouver un peu de sympathie. Je pourrais presque l’écarter,
m’épargner les efforts. Si je m’en tenais aux sentiments qui
demeurent, si je raclais le fond, à la recherche d’un peu de
tendresse qui persisterait, je pourrais la disqualifier sans un
regret. Ce qui reste pourtant, c’est une chose que je sais. Je sais
que si je suis partie pour l’Angleterre, c’est que j’y ai cru
vraiment, c’est que tout le feu dont je suis capable a joué son
rôle dans la décision. Je sais que t’évincer dans la valse des
lettres, reviendrait à nier qui j’étais.
Je t’ai remarqué tout de suite, à la seconde où je suis entrée
dans le wagon. Un train dans la gare de Turku. Je voyageais en
Scandinavie depuis trois semaines. Je m’apprêtais à quitter la
Finlande. À ma vue tu as semblé rougir. C’est cette couleur à
ton visage qui a capté mon attention, comme si déjà je supposais
que tu serais fou de moi. Je me suis assise non loin et nous avons
discuté. Puis, avec nos sacs à dos, nous avons arpenté ensemble
les ponts du ferry de nuit pour Stockholm, à la recherche de
quelques sièges. J’ai découvert plus tard une piste de danse. Tu
m’as invitée à danser le slow. Certains des autres routards
s’étaient allongés par terre entre les sièges. Nous nous sommes
couchés côte à côte, sur le bord de l’allée centrale. Tu avais
l’air timide. J’ai approché ma main de la tienne, lentement.
J’ai senti que cette main ne fuyait pas, puis j’ai senti qu’elle
se glissait plus près, qu’elle étreignait doucement la mienne.
Nous avons continué le voyage. Nous avons marché main dans la main.
Dans le compartiment d’une ancienne rame de train reconvertie en
auberge de jeunesse, sur la couchette supérieure où je t’avais
rejoint, tes doigts tremblants ont effleuré mes rondeurs, mon cou,
la pointe de mes seins. Dans un autre train, au départ d’une gare
allemande, tu m’as dit que tu aimais quelqu’un d’autre. Elle
s’appelait Shannon. Tu me parlais d’elle et mon estomac se
serrait. Le principe de réalité parfois produit ce genre d’effet.
Tu ne l’avais pas vue depuis longtemps, depuis qu’elle avait
terminé son stage dans le service où tu travaillais. Le jour où
finalement tu lui avais avoué tes sentiments, elle s’était sentie
flattée mais pas outre mesure concernée. Les passagers dans leur
fauteuil attendaient le départ. Tu avais disparu par l’escalier du
quai, à la recherche de nourriture. Je suis descendue prendre l’air,
m’assurer aussi que tu revenais. Là, sur le quai déserté, j’ai
su qu’une sorte de fracas venait de se produire, comme si j’avais
d’un coup enfin vraiment vingt ans au lieu de quinze, comme si la
vraie vie en s’engouffrant, venait de recaler mon âge. Tu es
reparu à temps. Bien qu’un peu réticent à modifier ton
itinéraire, tu as accepté de me raccompagner jusqu’à Dijon.
Allongés sur le lit de mon studio, nous avons échangé quelques
opinions sur l’amour physique. Tu pensais qu’il n’avait pas de
sens en dehors du mariage. J’ai souri, tant le propos me semblait
désuet. Pourtant, dès le début, c’était bien cette posture en
retrait qui pour une fois m’avait laissé la place. Et c’était
bien l’absence de ces habituelles et brusques injonctions du
masculin qui m’avait permis enfin le désir. Le désir, je l’avais
éprouvé pour d’autres, pour trois hommes dont je me souviens,
peut-être plus, mais aucun d’eux n’avait été comme toi, si
proche et à portée de main. Je ne disais rien bien sûr à ce
sujet, du désir et de ces manifestations, de cette moiteur entre mes
cuisses, de son obstinée douceur, depuis une couchette, quelque part
en Suède. Nous avons marché dans les rues de Dijon. Tu as été
surpris agréablement par la beauté de la ville. Sur le quai de
nouveau, le jour de ton départ, j’ai dit que j’avais un peu
froid. Tu t’en es étonné car en effet, le vent léger qui
balayait le bitume de la plate-forme, bien qu’automnal déjà,
gardait de l’été la douceur.
Tu avais promis de m’écrire très vite et tu l’as fait. Je me
suis réjouie d’un mot, juste avant la signature. « Love ».
Je ne savais pas encore que dans ce contexte, la traduction littérale
est un contre-sens. Je ne l’ai compris que plus tard, lorsque qu’à
Swindon j’ai lu tes cartes de Noël et que j’ai vu ce mot,
« Love », écrit presque à chaque fois.
J’ai passé mon permis. J’ai suivi les premiers cours à
l’université. Deux heures par semaine. J’ai tenté plusieurs
fois d’obtenir une entrevue avec mon directeur de maîtrise qui
semblait très occupé. J’avais commencé mes recherches pendant
l’été, réuni des statistiques et des documents. Je voulais
rediscuter avec lui des objectifs et rien ne se passait. Pour
m’occuper en attendant, j’ai pris le train pour Sens. La-bas, de
chez ma mère, je t’ai parlé quelques minutes au téléphone. « I
wish you were here », tu as dit. J’ai répondu que moi
aussi, et en effet, je me suis demandée ce que je fichais là, en
France plutôt qu’avec toi, pour deux heures de cours, pour une
maîtrise qui n’avançait pas. L’opinion de ma mère sur cette
question, c’était que pour l’amour il faut essayer, que seule la
vie commune permet de savoir. Oui bien sûr, mais si j’allais
là-bas, qu’en serait-il alors de mon année de maîtrise ?
Naturellement il faudrait continuer, repasser par Dijon quand
nécessaire, travailler, rédiger le mémoire. Travailler et puis le
lieu n’aurait pas tellement d’importance. Des mots de jeune fille
tournaient dans me tête, l’impression d’une urgence, le
sentiment que la chance ne repasserait pas. J’ai réfléchi
jusqu’au lendemain. « I wish you were
here. » Je t’ai rappelé. Je pouvais repartir pour
Dijon, préparer mon sac, et arriver chez toi dans deux jours. Tu ne
savais plus très bien. Tu hésitais. Tu ne t’étais pas attendu à
ça. J’ai insisté. Tu as fini par accepter. Tout se passait bien à
Swindon et puis le sixième jour, tu m’as fait part de ton malaise.
Tu te sentais sous pression, sommé de te décider à me faire
l’amour. En réalité, je n’avais rien tenté de ce côté. Je
l’ai répété deux ou trois fois mais ça ne changeait rien. Tu
préférais dans l’immédiat que je reparte. Tu préférais que je
revienne pour des vacances à Noël. Le lendemain, alors que tu
travaillais, j’ai refait mon sac. À cette époque, la sœur de mon
père habitait la banlieue de Londres. Je t’ai laissé un mot avec
son numéro. Je resterais chez elle un ou deux jours puis je
retournerais à Dijon. Ensuite il ne serait plus question de revenir.
J’ai pris le train jusqu’à Epsom. Tu as composé le numéro. Tu
avais changé d’avis et je te manquais. Je reprenais le chemin de
Swindon le jour suivant. Quand tu avais lu ce mot laissé dans la
cuisine, tu t’étais effondré sur place. À genoux sur le vieux
lino, tu avais pleuré beaucoup. Tu avais tout compris d’un coup,
que tu m’aimais, que tu me voulais près de toi, que dans un lit
aussi tu me voulais.
Le stress et la boule dans mon estomac ont mis quelques jours à se
dissiper. Le jour de mes vingt et un ans, tu as cuisiné un bon repas
et allumé des chandelles. Enfin la vie tenait chaud. J’avais aimé
des indifférents, mais le monde avait changé. Tu me disais que
j’étais belle, et mignonne, et à couper le souffle, et d’ailleurs
je l’étais. Je me souviens des rues de Bath et d’une promenade.
Lorsque nous avions fait l’amour avant de sortir, à Bath ou
ailleurs, je me sentais grisée, comme extasiée de plaisir, d’amour
et de voyage. J’ai fait la connaissance de tes amis de Cambridge, à
Noël, chez Peter dans le Yorkshire. Tous comme toi des anciens
boursiers, ceux que les fils de bonne famille de l’honorable
université n’avaient pas souhaité fréquenter. Andrew se trouvait
là, et Lionel et Anthony, et puis Graham. Graham l’outsider, l’ami
d’Andrew plus qu’un membre du groupe, Graham qui aimait déranger,
n’a pas raté cette occasion de ma présence pour te titiller. Il a
claironné qu’il aurait bien envie de « m’essayer ».
Un soir sur le palier de l’étage, alors que tu me rejoignais dans
la chambre, il a demandé, à ton avis, si je sentirais la
différence. S’il entrait dans la pièce à ta place, s’il se
glissait dans le noir, et s’il me faisait l’amour, est-ce que je
sentirais la différence ? La seule certitude, as-tu répondu,
c’est qu’il ne le saurait jamais ! Tu étais assez satisfait
pour une fois de lui river son clou.
En vrac et pour les six années qui ont suivi… j’ai rendu mon
appartement et terminé chez toi devenu chez nous, ma maîtrise. On
me l’a délivrée avec mention, non sans quelques reproches pour
mon absence. L’année suivante à Oxford, j’ai obtenu un
entretien à Westminster College puis j’ai été admise. Tu as été
facile à vivre, plutôt gentil, pas violent ni colérique en tous
cas. La musique d’Enya a rempli la maison de son atmosphère
celtique et planante. Le chat du voisin est venu dormir sur le haut
d’une armoire. Nous avons construit un énorme bonhomme de neige à
Queen’s Park. Nous nous sommes réchauffés chaque année aux
grands feux de joie de la nuit de Bonfire. Nous avons dévoré les
chocolats de Cadbury que ta mère nous offrait à Noël. J’ai pris
l’habitude quand elle appelait, de poser ma tête sur tes genoux,
d’enlever mon haut et tu m’as caressée pendant les deux longues
heures que cela durait. Ta sœur Jenny nous a conviés pour la
cérémonie de sa remise de diplôme. Sur la scène du magnifique
Royal Albert Hall. J’ai ainsi vu défiler les toges et les chapeaux
carrés. J’ai regardé de mauvais feuilletons australiens,
« Neighbours » et « Home and Away ». Tu as ri
parfois des expressions métissées que j’en retirais. Dans le
square en face, le matin, des Asiatiques ont pratiqué le Tai-Chi.
J’ai acheté ma première voiture à Reading. Nous avons visité
Jenny à Londres, Anthony à Oxford, Andrew à Birmingham et Peter
non loin de Harrogate. Encore aujourd’hui, le goût de l’ailleurs
dans l’évocation de ces sonorités. Dans les pubs avec tes amis,
j’ai souvent choisi la pomme de terre en robe des champs avec la
garniture de crevettes et de cottage cheese, et quand il y en avait,
tu as bu de la Theakston Old Peculiar. Toi et moi, nous avions la
même façon de voyager, au jour le jour, au gré du vent et des
envies, les bed and breakfast en Angleterre, les campings à
l’étranger. Nous avons cherché le gîte à partir de dix-huit
heures. Nous sommes repartis le lendemain et nous nous sommes arrêtés
fréquemment pour le paysage. Toi et moi, nous sommes partis très
souvent. Nous avons pris toutes sortes de chemins, en été celui de
l’Espagne, de la France plusieurs fois, de l’Écosse, du Pays de
Galle et de la Cornouaille. Les autre fois, nous avons parcouru les
comtés lointains, le Yorkshire de ton enfance, le Lake District, le
Devon, le Dorset, le Kent, le Berkshire, le Derbyshire, le
Shropshire… Les dimanches et samedis matins, nous avons lancé dans
l’air les envies du jour. Nous nous sommes décidés pour le front
de mer et sa grande jetée à Weston-Super-Mare, d’autres fois pour
la splendeur pâle et dorée de Bath, au printemps pour les sous-bois
tapissés du bleu-violet des jacinthes sauvages à l’arboretum près
de Tetbury, à l’automne au même endroit pour les frondaisons
roses, orange et rouges de ses arbres flamboyants, pour le festival
de montgolfières à Bristol, pour le charme médiéval du petit
village de Castel Combe, pour Oxford et ses rues commerçantes, pour
les ruelles anciennes à Marlborough avec leurs bow-windows à petits
carreaux. Le goût de l’ailleurs qui parfois voudrait renaître…
les bateaux à perche et la vue sur King’s College à Cambridge, tu
maniais la perche à l’arrière du bateau comme au temps de tes
études, la fantomatique abbaye de Bolton, le vent sauvage et les
rochers vus d’en haut sur la plage à Durness, nous avons dévalé
jusqu’en bas le chemin sableux, le sculptural Victoria Square à
Birmingham, Aysgarth et ses chutes en marches d’escalier, les
colombages et les trottoirs couverts à Chester, les ruines du
château d’Arthur en haut de la falaise à Tintagel, entre les
murets de pierres sèches, la route étroite et sinueuse du passage
de Kirkston… Plus près de chez nous, la silhouette remplie de
craie du cheval blanc sur la colline à Cherhill, le cercle de pierre
à Avebury, le pont suspendu de Bristol illuminé la nuit… Dans mes
archives il reste encore des cartes à main levée que tu as
dessinées. La Cornouailles et le Yorkshire, et nos itinéraires dans
ces comtés. Lorsque l’envie nous en a pris, souvent quand nous
rentrions tard d’une journée de vadrouille, trop tard pour
cuisiner, l’un de nous s’est envolé deux rues plus loin, sur
Eastcott Road, jusqu’à ce magasin de fish and chips entièrement
carrelé de jaune et blanc. Vingt mètres avant la porte, la
caractéristique odeur de friture nous a rempli les narines. Ensuite,
nous sommes revenus avec les frites épaisses et le large filet de
haddock en beignet, le tout enveloppé très chaud, dans un papier de
couleur crème. D’autres fois, en passant par l’allée arrière
de la rangé de maisons, nous avons rapporté le repas du takeaway
indien, les papadoms, des naans, du poulet tikka et des samoussas,
tous aussi bien chauds dans leurs barquettes en aluminium. Entre la
France et l’Angleterre, j’ai pris le ferry, une fois l’avion et
enfin l’Eurostar. Dans les terminaux à la gare du Nord et à
Waterloo, j’ai marché comme sur un nuage, fière que le chemin me
soit familier. « Mind the gap » a répété le message
enregistré à la station de métro de Paddington et chaque fois j’ai
souri. En France j’ai cherché mes mots… naturellement, puisque
je vivais ailleurs.
Ailleurs comme ici, en vrac encore, il arrivait que des couacs
surviennent. J’ai voulu ouvrir un compte en banque, et dans la
petite ville de Swindon, trois banques successivement me l’ont
refusé. Nous nous sommes rendus au guichet de l’une d’entre
elles, avec la lettre de refus et demandant des explications. On nous
a répondu que j’étais étrangère, que si je contractais un
découvert et si je retournais dans mon pays, on n'aurait aucun moyen
de me retrouver. Au cours de l’année à Westminster College, j’ai
rencontré d’autres étudiants français et constaté que pour eux
le problème du compte en banque ne s’était pas posé. Ils
s’étaient tous rendus à l’agence bancaire la plus proche, au
petit centre commercial de Botley et les démarches n’avaient pas
pris plus d’un quart d’heure. J’ai descendu comme eux la petite
route jusqu’à Botley, et j’ai obtenu sans difficulté
l’ouverture d’un compte. Il s’agissait de la même société
bancaire qui me trouvait trop étrangère à Swindon. Quelle idée
tout de même d’habiter cette Angleterre profonde ! J’ai
rebaptisé Swindon du joli nom de « Swindres ». London
- Londres, Swindon - Swindres.
À Noël ou lors de nos excursions dans le Yorkshire, nous passions
chez ta mère à Hull. Un matelas sur le sol complétait le lit d’une
place qui se trouvait dans la chambre où nous dormions. Nous posions
les deux matelas par terre côte à côte. Nous pratiquions de la
sorte depuis plus de deux ans. Elle a eu besoin d’un objet rangé
dans l’un des placards de la chambre. Elle est tombée sur notre
petite installation et elle en a été outrée. Elle nous a traités
de malpropres et d’indélicats. Par notre faute, elle allait devoir
repasser les dentelles sur le bord de la housse. Elle est partie très
en colère pour une réunion de l’association caritative dont elle
s’occupait. Avant de quitter l’endroit pour le reste du Yorkshire
qui nous attendait, tu lui as acheté des fleurs que tu as laissées
sur la table avec un mot d’excuse. Du reste, à l’origine, cette
idée de matelas venait de moi.
Je vivais à Swindon depuis environ deux ans. C’était un samedi ou
un dimanche, et tu prenais ta douche. Nous nous préparions pour une
excursion en bord de mer ou ailleurs. Et comme souvent dans ces cas
là, je t’attendais. Sur la table du salon, ton agenda dormait. Je
l’ai ouvert négligemment, et j’ai lu les annotations. Presque à
chaque fois le nom de Shannon revenait. Jeudi au pub avec tes
collègues, l’une des clientes ressemblait à Shannon. Vendredi
dans la rue, une jeune femme qui passait, avait les mêmes cheveux
blonds que Shannon et le même carré court. Tout au long de l’année,
tu consignais des observations sur la météo du jour, tu notais les
lieux de nos virées, et tu mentionnais le nom de Shannon. C’était
donc pour cela que j’avais vécu à Swindres. Les larmes ont coulé.
J’ai eu envie de partir. Tu m’as suppliée de ne pas te quitter.
Tu t’es agrippé à moi quand j’ai voulu m’arracher du canapé.
Tu m’as dit tant de choses et que tu m’aimais, à la fin je suis
restée.
Je ne sais plus si c’était avant ou après… avant je crois…
j’ai trouvé, dans une librairie de Regent’s Street, un livre
éducatif qui traitait du couple et de la sexualité. Peut-être il
pourrait nous aider tous les deux, à compenser le déficit en
expérience. Je l’ai acheté, je l’ai lu. Tu ne t’y es jamais
intéressé. Je ne sais plus si c’était avant ou après… après
notre mariage il me semble… j’ai grossi, et dans la rue j’ai
crevé de jalousie en voyant les autres femmes. Je t’ai demandé si
tu trouvais celle-ci ou celle-la plus jolie que moi. Tu as répondu
que non et je ne t’ai pas cru. Je ne sais plus si c’était avant
ou après… tu m’as dit que sur le ferry depuis Turku, tu n’avais
pas vraiment voulu m’inviter à danser. Un autre Anglais se
trouvait avec nous sur le bord de la piste. Il voulait ce slow avec
une autre fille à côté de moi. Il t’avait demandé de m’inviter
pour lui faciliter la démarche. D’ailleurs toi aussi, à ce moment
là, tu préférais l’autre fille.
Westminster College, bien que situé non loin du centre, et
contrairement à ce que j’avais cru, ne faisait pas partie de la
prestigieuse Université d’Oxford. On me l’avait précisé lors
de l’entretien. Du reste à l’Université d’Oxford, je ne crois
pas qu’il existait de formation pédagogique à destination des
futurs enseignants. À part moi, tous les étudiants logeaient à
l’internat. Dans ma R5 noire, j’arrivais tous les jours de
Swindon et je repartais. J’ai aimé beaucoup l’enseignement
dispensé, l’approche ludique et pratique de la pédagogie. Les
stages face à la classe se sont en revanche beaucoup moins bien
passés. J’ai eu du mal à retenir le nom des élèves. Malgré les
heures à préparer les cours, tous les soirs tard et tous les
week-ends, j’ai échoué à leur donner le goût d’apprendre. Je
n’ai su que faire de leur agressivité et j’ai connu plusieurs
extinctions de voix. À la fin d’ailleurs on ne m’a pas donné le
diplôme.
Jenny, avec cette manière de s’exprimer que nous lui connaissons,
toujours enthousiaste et spontanée, Jenny nous a avoué un jour,
qu’elle avait souffert d’un vaginisme. Elle avait décidé de
suivre une thérapie et avait ainsi pu explorer l’origine du
problème. À chaque tentative de pénétration, le visage de votre
mère lui apparaissait. Elle la clouait de son regard réprobateur et
la traitait de pute. Le temps s’est écoulé. Le recul est venu qui
lui a permis d’en rire. Elle a divorcé, vécu d’autres histoires
et elle ne souffre plus de vaginisme.
Il m’arrivait le soir, d’avoir des sortes de crises. On pourrait
les qualifier probablement de crises d’angoisse. Je me sentais mal.
J’aurais voulu sans doute que tu me rassures, que tu réaffirmes
ton camp, d’une manière ou d’une autre. Tu ne me regardais pas.
Il était tard. Le lendemain il te faudrait travailler. Nous allions
nous coucher. Je me relevais. Je trébuchais dans l’escalier.
J’espérais que tu t’inquiéterais de moi, que tu te
précipiterais. La première fois tu t’étais levé. Les autres
fois ensuite, tu as préféré dormir et ignorer mes bruits. Je ne
m’endormais qu’au matin et à bout de force. Au réveil, tout
avait cessé et je me sentais stupide. Fort heureusement, cela ne se
produisait pas souvent. J’ai connu ça encore en compagnie de
Raphaël. Dans ces cas là, il passait la moitié de la nuit à me
parler. Il refaisait le tour de toutes les histoires drôles que
j’avais oubliées, me réexpliquait un détail de la théorie des
ensembles, et chantait très faux quelques-unes des chansons que nous
aimions. L’étau se desserrait, la fatigue arrivait. Je ne pensais
plus qu’à dormir et lui à faire l’amour. Je cédais malgré
l’épuisement. Le lendemain, tout de même, quand tout avait cessé,
je me sentais encore un peu stupide. Depuis que je travaille et avec
Julien, je n’ai plus ce genre de crise. Ou plutôt quand je les
sens venir, je sais que si je leur laisse la place, j’aurais du mal
le lendemain à travailler. Je sais aussi que la crise passée, je me
sentirai stupide. Alors je prends quelques comprimés et j’essaye
de penser à autre chose. Fort heureusement, cela se produit peu
souvent.
Au cours de la maîtrise puis des allers-retours à Westminster
College, les deux premières années, mes parents ont continué de
financer mes études. J’ai économisé le prix du loyer que je ne
payais plus. Les deux années suivantes, j’ai cherché en vain du
travail et dépensé l’argent qui me restait. Les deux dernières
années, j’ai abandonné les recherches et vécu à tes frais.
En trois semaines, je venais de prendre trois kilos, en plus des
vingt kilos de l’année précédente. L’évidence d’un coup
s’est imposée. Si je continuais à ce rythme là, j’allais finir
par en crever. J’ai jeté les sucreries, racheté des légumes.
J’ai trouvé une robe en forme de sac, afin d’exclure de
l’équation le monde et son opinion. J’ai acheté deux cassettes
de fitness et commencé les exercices. Naturellement si je
réussissais, la résorption des fatigants kilos allait me redonner
de l’énergie. J’allais de nouveau me trouver fréquentable et
avoir envie de tout. J’en aurais envie tellement peut-être, du
désir, de l’amour et du sexe, que cela ferait mal. J’ai répondu
tant pis, qu’on verrait bien le moment venu. En fait et pour finir,
tout m’est tombé dessus un an et demi plus tard, moins vingt kilos
plus tard alors que le désir du désir dormait encore. Souliman est
monté dans le train qui venait du Caire. Quand il s’est approché
de nous, je n’ai rien ressenti de particulier. J’étais là pour
l’Égypte, pour ce luxurieux mélange d’arabité et de culture
pharaonique. Ce dont j’avais envie, voir les felouques et le
barrage d’Assouan, ne posait pas de problème et rien, à part la
climatisation trop froide, ne semblait me faire mal.
Comme tu avais dormi au cours de ces sortes de crises, tu as dormi
pendant que Souliman me séduisait. Retour en Angleterre, j’ai trié
mes affaires et rempli des cartons. Tu m’as racheté les meubles
qui m’appartenaient, ce qui m’a aidée à financer le billet
d’avion. Tu as voulu que nous fassions l’amour et j’ai accepté.
De l’inédit, tu t’es inquiété de la manière de me donner du
plaisir. Tu m’as demandé si tu m’avais trop tenue pour acquise.
« Did I take you for granted ? »
Je n’avais pas de réponse à cette question. Tu avais
toujours pensé qu’un amour ne peut remplacer le pays d’où l’on
vient. Tu avais longtemps pensé qu’un jour je repartirais, alors
non, je n’avais pas de réponse. De ton côté, vers la fin, les
deux dernières années peut-être, tu m’avais sentie plus
indépendante et cela t’avait plu. Tu m’avais aimée plus que
jamais auparavant. L’épisode de l’agenda, encore avant cela,
avait constitué pour toi une sorte de tournant. Le ridicule de cette
manie d’étaler partout le nom de Shannon t’avait soudain frappé.
Tu avais cessé de l’écrire et aussi de penser à elle. Tu t’étais
senti beaucoup plus serein. Avant que je parte, Anthony a demandé à
me parler. Je suis passé le voir un soir à Oxford. Il a voulu me
convaincre de rester. Tu étais un homme sérieux, honnête et
gentil. Certainement tu ne méritais pas que je te quitte. La
discussion a duré des heures. Je suis rentrée de chez lui très
tard et fatiguée. Sur la route au retour, des torrents d’eau
aspergeaient la nuit noire et je conduisais mal. J’ai pensé que
s’il avait eu pour moi un peu d’amitié, il ne m’aurait pas
laissée repartir dans ces conditions. J’ai pensé que ce n’était
même pas toi qu’il avait cherché à protéger mais l’idée
qu’il se faisait du mariage. Tu m’as dit, juste avant mon départ,
que là-bas, si je changeais d’avis, je pourrais revenir, que tu
voudrais de moi encore. En fait, comme tu l’as souligné bien plus
tard, tu le savais au fond que c’était bel et bien fini, que je ne
reviendrais pas.
J’attendais avec impatience les papiers de notre divorce. Dans un
pays tel que l’Égypte, cette situation transitoire posait de
nombreux problèmes, et rien ne venait. Enfin une lettre est arrivée
que le réceptionniste à l’hôtel m’a tendue. Tu avais consulté
un avocat. Il t’avait conseillé, avant de finaliser les démarches,
de me faire signer une renonciation à tout recours ultérieur.
J’abandonnerais ainsi tout droit à réclamer une pension ou la
moitié de la maison. J’ai signé. J’ai pensé que décidément,
jusqu’au bout, tu n’aurais aucune idée de qui j’étais.
Je me trouvais en escale chez mon père, quand tu as décidé de
louer une camionnette et de me ramener les cartons que j’avais
laissés. Ils t’encombraient et je n’avais pas les moyens de me
charger du rapatriement. Nous avons discuté très tard. J’ai posé
ma tête sur ton épaule. Jenny t’avait accompagné pour la
traversée. Je l’appréciais beaucoup. Elle n’a pas répondu
ensuite quand je lui ai écrit. Tu es passé par Dijon. J’y vivais
de nouveau. Tu as dormi chez moi deux nuits. La première nous avons
discuté très tard et j’ai posé ma tête sur ton épaule. La
seconde j’ai rejoint Simon et je suis reparue très en retard au
matin, après avoir beaucoup fait l’amour. Tu m’attendais un peu
mécontent. Tu es passé par l’Isère lorsque j’y vivais avec
Raphaël. Tu es arrivé chez nous avec un paquet de yaourts gélifiés
à la vanille dans le genre de ceux que je ramenais toujours de
France et que l’on ne trouvait pas en Angleterre. C’était un peu
idiot mais pourquoi pas. Tu as joué aux échecs avec Raphaël. C’est
lui qui a gagné.
Tu t’es remarié avec Rachel. Le dimanche matin, tu rêvais de
sillonner le Wiltshire en vélo. Elle voulait que tu restes et faire
l’amour. Vers la fin et de plus en plus souvent, elle avait comme
des bouffées inexplicables. Elle pleurait, se tordait les poignets,
se tapait la tête contre les murs. Tu ne savais quoi faire. Tu en
avais parlé au médecin de secteur. Le vieux docteur Pearce, je me
souviens de lui d’ailleurs. Elle t’a reproché de l’avoir
trahie et elle t’a quitté quelques jours plus tard. Entre elle et
moi, en plus de ce que tout le monde comprend déjà, je n’ai pu
m’empêcher de comparer les initiatives et les calendriers. C’est
elle, comme moi, alors qu’elle était étudiante qui a jeté son
dévolu sur toi. C’est elle, comme moi, qui a voulu se marier après
trois ans de vie commune. C’est elle, comme moi, qui trois ans plus
tard a décidé de partir. Bien sûr, de cela et du reste, je tire
des conclusions qui ne sont guère flatteuses pour toi. Bien sûr, il
y a dans ce rapprochement des époques plus de parti pris que
d’intelligence. Une autre fille est apparue dont j’ai oublié le
prénom. Une amie au début, une sorte de copain en forme de femme.
Vous aimiez et pratiquiez tous les deux la randonnée sportive et le
vélo. Elle était bisexuelle, venait de rompre avec sa petite amie.
Ensemble, sur les routes ou sur les flancs de collines, vous vous
sentiez heureux. Vous vous êtes rapprochés. Le temps a passé et
vous avez envisagé de vendre vos maisons pour n’en racheter
qu’une. Un jour sans préavis, elle a trouvé du travail en
Australie et elle t’a quitté. Des reproches ont suivi et quelques
explications par mail ou par téléphone depuis l’autre bout de la
terre. Enfin, un projet s’est formé pour elle et toi de vivre
ensemble là-bas. Tu t’es rendu non loin de Sidney, pour un
entretien d’embauche. On t’a proposé le poste, et puis elle a
changé d’avis. Après réflexion, elle était lesbienne plutôt
que bisexuelle et elle ne voulait plus que tu viennes.
Au cours des trois ou quatre conversations qui m’ont permis d’avoir
ces quelques détails concernant ta vie, à chaque fois, je ne sais
pas pourquoi, j’ai testé cette idée bien ancrée selon laquelle
tu ne m’avais jamais vraiment aimée. J’ai lancé ça comme une
évidence, en passant, comme si je voulais que tu l’avoues au
détour d’une phrase. Tu as dit que non, que ce n’était pas
vrai. Quand tu m’as raconté l’Australie et cette jeune femme
dont le prénom m’échappe, j’ai insisté. Certainement elle
avait compté plus que n’importe qui auparavant, n’est-ce pas ?
Tu as admis que j’avais raison.
Dans l’un de ces mails occasionnels que nous échangions, j’ai
mentionné des inquiétudes concernant le travail et des
restructurations à venir. Les syndicats craignaient la méthode
forte et des licenciements. Tu as répondu par de curieuses
considérations sur la confiance en soi. La confiance en soi
permettait de tout réussir, quelles que soient les circonstances et
toi, fort heureusement, tu en possédais beaucoup plus que vingt ans
plus tôt. Une réunion des anciens de ton College avait eu lieu qui
justement t’avait donné à réfléchir sur le chemin parcouru
depuis vingt-cinq ans. J’ai lu ces mots et j’ai senti la colère
qui montait. C’était il y a trois ans et je ne t’ai pas réécrit
depuis. C’est drôle tu vois, de tous les hommes que j’ai
quittés, tu as été de loin le plus facile à vivre, et pourtant
c’est à toi plus particulièrement que j’en veux. Tant pis
d’ailleurs, j’écris ce qui doit être écrit. Je n’ai jamais
promis d’être équitable avec qui que ce soit.
De mon second séjour à Dijon, deux épisodes me reviennent qui ne
résolvent pas mais qui résument. Jacques, il s’était trouvé
chez ma mère en même temps que nous quelquefois, Jacques m’a dit
qu’il n’avait jamais compris ce que je t’avais trouvé. Les
années avaient passé et j’étais restée à Swindres. Il avait
fini par considérer, au-delà des apparences, que j’avais
probablement mes raisons. Mon départ soudain pour l’Égypte, bien
que confirmant sa première idée, finalement l’avait surpris.
Cette même semaine, à Dijon dans la rue, j’ai croisé Jean. Du
temps de nos études, j’étais deuxième ou troisième de notre
année à l’UFR de géographie, il était le premier, loin devant
et extrêmement brillant. Après la maîtrise il avait enchaîné sur
un doctorat en climatologie. Il avait fréquenté le laboratoire de
géographie. Des heures d’enseignement lui avaient été confiées
afin de financer ses années de recherche. On avait salué ses
découvertes et reconnu son travail. Ensuite, rien ne s’était
passé. Il avait prospecté en vain pour un poste
d’enseignant-chercheur dans une université. Le bégaiement dont il
souffrait faisait de lui probablement un professeur étrange mais
l’université regorge de chercheurs émérites qui sont aussi de
piètres pédagogues. Bref, il n’est pas du tout certain, si
j’étais restée, que je serais devenue chercheur.
Voilà, je te laisse à cette belle assurance de tes maintenant
presque quarante-six ans. Quelquefois je repense à Graham
l’Irlandais. Tu ne l’aimais pas lui et son incroyable aplomb, son
esprit permanent de provocation, son assurance qui d’ailleurs n’en
était pas. Je repense à Graham qui aurait voulu « m’essayer »
et je souris.
Je te laisse et j’ajoute à ton intention une courte nouvelle de ma
composition. Je m’interrogeais depuis quelques jours sur la bonne
personne à qui l’offrir. Je te la donne et du même coup, elle
acquiert une touche de cet humour anglais qui lui manquait.
*
Texte érotique non repris ici...
*
CHAPITRE 30
(Cher) Benjamin,
Tu es apparu chez nous un soir d’hiver. J’avais alors treize ans.
Celle avec qui tu vivais, venait de te mettre dehors. Je crois
qu’elle te reprochait des infidélités. Tu as dormi quelques nuits
sur le canapé du salon. Le temps de retrouver un appartement. Avant
ce soir d’hiver, bien sûr, je te connaissais déjà. Tu avais dîné
en notre compagnie quelquefois dans ce même salon, et tu enseignais
le français dans mon collège. Je te connaissais déjà comme je
connaissais les autres amis de ma mère, toutefois dans mes
souvenirs, l’histoire commence par cette fraîche incursion dans
l’ordinaire familial, par cette soudaine et courte apparition dans
le canapé du salon.
Ton arrivée comme une bouffée d’air. Le matin, à l’heure où
je quittais la maison, ta voiture et ses vitres encore givrées
dormait sur le trottoir. Sur l’une d’entre elles, du côté
conducteur, je traçais les quelques mots d’un petit bonjour à ton
intention. Tu souriais de ces initiatives et je continuais. « Coucou
toi », « Courage !», dessin de fleur, « Zéro
plus zéro égal la tête à Toto », « Salut
D’Artagnan !» Au collège quelquefois nous nous croisions.
Dans un couloir, j’attendais avec ma classe l’arrivée d’un
professeur. Tu te rendais plus loin vers une autre classe. Tu te
frayais un chemin dans l’agitation et tu m’adressais au passage
un clin d’œil. Parfois dans l’accumulation du moment, tu ne me
voyais pas. Il m’arrivait alors, au passage aussi, de toucher ta
main.
Je crois que plus tard, tu as voulu absolument remercier ma mère
pour son hospitalité et qu’au départ, elle a refusé. Je crois
que c’est ainsi, à la fin, que l’idée de notre semaine à Paris
a contenté chacun. Tes parents y habitaient. Nous avons parcouru la
ville dans tous les sens et dormi le soir chez eux. Tu m’as rempli
les yeux de Paris, appris à prendre le métro, emmené tous les
soirs au spectacle ou au cinéma. Tu as laissé ma soif de tout,
décider du rythme. Pas un instant de repos. Tu as ri le dernier jour
en constatant que l’épuisement te guettait et que j’en aurais
voulu encore.
C’était le mois de novembre. Dans un couloir, j’attendais avec
ma classe l’arrivée du professeur de français. Tu te rendais plus
loin vers une autre classe, tu te frayais un chemin dans l’agitation.
Dans ma main, au passage, tu as glissé un petit paquet recouvert de
papier cadeau. « Tiens pour ton anniversaire », tu as
dit, puis tu as continué le long du couloir et tu as disparu.
L’enseignante est arrivée. J’ai serré l’objet. J’ai suivi
le rang des élèves qui se déversait dans la salle. J’ai mis cinq
minutes au moins à défaire le paquet. Tout en sortant mes affaires,
puis les mains cachées sous la table en prenant l’air d’écouter
la leçon. Enfin, il s’agissait d’une cassette, d’un l’album
de Jean Ferrat. Il contenait ce titre, celui que j’affectionnais
tellement, le seul en fait que je lui connaissais. Déferlement de
joie, à l’intérieur, presque invisible au milieu de ces yeux
grands ouverts et tournés vers le tableau. Déferlement de joie pour
la beauté des mots d’Aragon, pour ton esprit devin, pour ce toi et
moi que le lieu choisi soulignait.
Tu ne venais plus tellement dans ce salon du pavillon carré de la
Zup. Ma mère se désintéressait, peut-être. Je t’appelais
parfois. Tu me proposais de venir chez toi. Tu logeais avec un chat
dans un studio du centre-ville. La musique adoucissait l’air, des
concertos, des symphonies. Tu baissais un peu le son. Tu parlais ce
cette voix calme et mesurée et chaque fois qu’ils se terminaient,
tu changeais les grands disques noirs, de cette même attitude posée.
Nous parlions de tout et de cinéma. J’avais aimé « Mortelle
randonnée » et toi beaucoup moins. Tu avais passé « Soleil
vert » au ciné-club du collège et la séance nous avait mis
d’accord… Malgré tes efforts et aussi un peu les miens, le débat
d’après le film était resté peu pertinent et laborieux. Fin du
collège. Début du lycée. Je ne te croisais plus dans les couloirs.
En été, nous nous écrivions. Des paquets de copies reposaient
souvent sur ta table basse. Je me souviens que l’un des sujets m’a
donné le regret du temps des rédactions. Le début d’une nouvelle
de Maupassant, sur un polycopié, qu’il fallait terminer, une
histoire de collier, emprunté puis perdu. Si moi aussi, j’écrivais
une suite, voudrais-tu me la corriger ? Oui bien sûr !
Dans ma version, le mari avait tout comploté. Il quittait sa femme,
lui laissait la charge de tout rembourser et sans qu’elle le sache,
profitait de l’argent et partait en voyage avec la propriétaire du
collier.
Je te parlais quelquefois de la lourde ambiance de ce salon que tu
connaissais. Je crois que tu n’as jamais vraiment compris. Je
disais que ma mère s’en fichait de ce qu’il me faisait subir. Je
disais qu’elle me sacrifiait. Tu répondais que c’était normal,
que je grandirais, que je partirais et qu’elle n’aurait plus que
lui. Je ne prononçais pas les mots justes. Maltraitance, harcèlement
psychologique. On ne me battait pas. Je ne connaissais pas les mots.
Tu n’as jamais vraiment compris, ou peut-être, au contraire, tu as
tout compris très bien. Il fallait que quelqu’un soit là et tu
étais là. Je t’appelais parfois. Tu me proposais de venir chez
toi. De ta voix calme, de tes mains qui changeaient les grands
disques noirs, du registre choisi de ton vocabulaire, tu m’éloignais
des huis clos et du salon.
Tu as déménagé dans un appartement plus grand. La musique y
remplissait l’air comme dans le précédent. Debout dans la
cuisine, je t’ai regardé préparer le thé. Un silence est venu
dans la conversation. Je t’ai regardé quand tu t’es approché de
moi. Très doucement, les yeux dans les miens, une mèche de mes
cheveux s’était égarée et tu l’as replacée. Mon cœur a battu
très vite. Pour une demi-seconde, ta main s’est attardée et puis,
tu es retourné verser le thé.
Je suis partie pour Dijon, ensuite pour l’Angleterre. Nous nous
écrivions. Quand je repassais par la petite ville de Sens,
j’entendais qu’on te critiquait. On t’accusait, chez mon père
surtout, de t’être mal conduit, dans un projet, avec les gens qui
t’avaient soutenu. On te reprochait de snober certains de tes
anciens amis. Je me fichais de ces choses qu’on disait. Toi et moi,
c’était ailleurs que dans ce petit monde.
Une femme est arrivée dans l’appartement. Tu l’aimais
probablement. Et puisque tu l’aimais, je me devais en t’écrivant
de ne pas l’écarter, de m’adresser à elle autant qu’à toi.
En tous cas, c’est ce que j’ai pensé. Je la connaissais peu.
Rien ne me venait que je pourrais lui dire. Je ne trouvais pas ces
mots qui auraient convenu pour elle et à la fois pour toi. Et puis
aussi dans nos échanges, j’aurais aimé un peu moins de
hiérarchie. Moi la jeune fille, l’adolescente, toi le confident ou
le sage. Avec le temps la posture datait. Le grand frère aurait pu
devenir l’ami. Pour cela aussi, il aurait fallu d’autres mots que
ceux d’avant, d’autres mots que je ne trouvais pas non plus. Mes
lettres sont devenues pataudes. Surtout elles ne disaient plus rien
et après une ou deux j’ai renoncé. Je ne t’ai plus écrit.
Quand je repassais dans la petite ville de Sens, il m’arrivait dans
la rue de t’apercevoir. Tes cheveux blanchissaient. Tu ne me voyais
pas. Ma bouche n’appelait plus ton nom et tu continuais tout droit.
J’ai su que tu t’es marié avec la femme de l’appartement. J’ai
su que tu as déménagé pour une grande ville de l’un des
départements voisins. J’ai su que dans cette grande ville, après
les élections municipales, tu es devenu adjoint à la culture. Ma
mère s’est souvenue d’une phrase que tu lui avait dite: « Ce
qui compte, ce n’est pas tellement ce qu’on fait mais ce qu’on
en dit. » Elle a été choquée. Elle et d’autres ont tous
été choqués de ces nouvelles affinités politiques qui
contredisaient celles du passé. Je repense à ta phrase de temps en
temps. « Ce qui compte, ce n’est pas ce qu’on fait mais ce
qu’on en dit. » Je crois que pour tout ce qui dans notre vie
dépend des autres, en effet c’est assez vrai.
J’ai quitté l’Angleterre, vécu toutes sortes de choses. J’ai
souvent pensé que j’aimerais te revoir. Tes nouvelles
responsabilités me freinaient. Tu aurais pu penser que je
recherchais des faveurs, puisque après tout je suis peintre, et
qu’une exposition dans la grande ville aurait pu me tenter.
Le vent politique a tourné. Dans la grande ville, un autre s’est
chargé de la culture. J’ai consulté l’annuaire et composé ton
numéro quelques mois plus tard. Tu as été bref et glacial. Tu as
dit sèchement ce mot qui tourne encore, que c’était très bien,
maintenant, que je sois autonome. Autonome… le terme est bien
choisi et me disqualifie, moi qui à certains égards manque en effet
d’autonomie. Je pourrais remplacer le mot par d’autres : je
n’ai plus de temps, plus envie, je n’ai plus d’affection pour
toi. Je ne le remplace pas et le mot tourne encore. Autonome, comme
s’il fallait rester dans sa cage et ne plus aimer, surtout ne rien
demander, ne pas espérer, ne pas vouloir. C’est drôle tu vois,
cette courte conversation me paraît plus récente qu’elle ne
l’est en réalité. Je me trouvais seule chez moi, ce jour là. Je
ne connaissais pas encore cet homme qui après le travail me
rejoindra dans l’appartement que nous habitons. C’était il y a
au moins cinq ans. Si je me fiais à la force de ce mot qui tourne
encore, je dirais que cela remonte à seulement quelques mois, à un
an peut-être ou presque deux, mais certainement pas avant cela.
Voilà, on dirait qu’il est temps de terminer cette lettre. Je la
trouve un peu courte, et tu mériterais sans doute quelques pages de
plus. La lettre est un peu courte et elle le restera. Ce que j’aurais
de plus à raconter ne serait qu’anecdote. Un soir d’hiver, il
avait neigé beaucoup. Tu passais quelques jours à Londres et
j’avais promis de nourrir ton chat. Il faisait nuit ce vendredi.
Louna et moi sortions du lycée. Elle m’attendait dehors. J’ai
pris la clef de chez toi et mes affaires pour dormir chez elle. Ma
mère ne voulait pas que j’y aille. J’ai répondu que j’avais
promis et je suis partie. J’ai marché sur le trottoir avec Louna
qui poussait avec peine son vélo. J’ai poussé le vélo avec Louna
qui seule n’y parvenait pas. Les rues désertes éclairaient la
nuit de leur douceur blanche. Nos bottes s’enfonçaient dans le
manteau poudreux. Ville silencieuse et pétrifiée. Le lent et léger
bruissement de nos pas avait un goût de fin du monde et de liberté.
Ce que j’aurais de plus à raconter ne serait qu’anecdote. J’ai
nourri le chat et appelé ma mère pour la rassurer. N’est-ce pas
étrange vraiment, ce qu’accomplit le temps. On se souvient que
l’on aimait. Peut-être même que l’on aime encore. Pourtant les
faits ne peuvent plus être décrits. Les sujets et les mots de la
complicité se sont envolés. Ce qu’il reste, ce sont de simples
traces. On imagine que la musique les dirait mieux que des phrases.
Bref il est temps de terminer cette lettre. Je te donne pour la route
un petit texte qu’au départ je destinais à Jacques. Je le lui
aurais donné pour dire que l’écriture fait son chemin, que les
romans inachevés ne sont plus de mise, que la narration gagnera
peut-être. Je te le donne en souvenir du temps des rédactions. Je
te le donne pour ces traces dans le blanc de la neige qui disent que
je t’aimais.
*
Depuis le départ de sa sœur pour Girton
College, en hiver surtout, John occupe parfois le silence de cette
sage petite chambre. Tout y est rangé, intact et immobile depuis les
dernières vacances qu’elle a passées ici. Kate, souvent,
s’installait à son bureau. John est assis en tailleur sur le lit,
adossé au mur que réchauffe la cheminée du salon. De sa chambre à
lui, côté village, on voit les maisons et leurs pierres régulières
patinées de noir. Ici la fenêtre et ses neuf petits carreaux
interrogent les collines. Au-delà du jardin et du mur en pierres
sèches, de nombreux autres murs en épousent et partitionnent les
plus proches rondeurs. Les losanges verts ainsi formés, découpent
le paysage et du même geste le constituent. Ce serait de là,
d’après la légende familiale que Kate tiendrait son excellent
niveau en géométrie. Plus loin, l’altitude augmente un peu. Les
murs deviennent plus rares et disparaissent, remplacés par la
bruyère et des affleurements rocheux. Le regard se perd sur les
rougeurs de la lande. Le ciel changeant contraste ou assombrit. Le
vert tendre ou profond, le brun rougeâtre, le bleu, le gris foncé,
John se demande ce que chez lui donnera la conscience des couleurs.
Près de son genou, dans un
classeur, le début d’un exercice de vocabulaire donné par Madame
Baker et qu’il faudrait finir. Après-demain, il montera dans la
voiture à côté de sa mère. Elle conduira vers le nord jusqu’à
Keighley. Ils y retrouveront Kate en escale chez un ami. Ensuite, ce
seront les vacances. Ils prendront l’autoroute en direction de
Bradford et iront faire les magasins. Au retour, pendant deux petites
semaines, Kate dormira de nouveau dans ce lit et travaillera le matin
à la boutique de souvenirs. Les après-midi s’il fait beau,
ils chausseront les bottes et les manteaux. Ils iront sur les hauts
de la lande, là où le vent ploie la bruyère. Ils marcheront en
silence ou bien Kate lui racontera la vie de Cambridge. Il y a
cette photo d’elle à Girton College, assise dans un grand parc au
milieu des jonquilles. À l’arrière se dresse l’imposant
bâtiment du collège, tout en briques rouges, hérissé de toitures,
avec ses hautes fenêtres en ogives. On verra plus tard pour le
vocabulaire, ce soir peut-être. Pour le moment, John tourne et
retourne, ce drôle d’objet en verre dont il ignore le nom. C’est
un cadeau de son grand-père, constitué à sa base d’une petite
bombonne remplie de liquide bleu et prolongée par un tube à l’autre
bout duquel se trouve une autre boule légèrement plus petite. Pour
bien chauffer le contenant du bas, John l’entoure de ses deux
mains. Alors le liquide bleu gravit le tube, progresse dans la boucle
qu’il forme, monte encore un peu, puis lentement s’épanche dans
le réceptacle supérieur. Au début, dans la partie basse, le tube
est plongé dans le bleu. À la fin, le niveau est descendu, et le
bleu ne fait plus qu’effleurer l’extrémité du tube. John, d’une
seule main cette fois, réchauffe l’autre partie. Le bleu
redescend. Et puis il recommence. Il creuse ses mains pour y serrer
bien fort la première boule. La seconde est ronde autour et pointue
vers le haut. Le collège de Kate ressemble à un château, à un
immense palais rubicond, et cette petite boule de verre pointue
ressemble au toit d’une église russe. Lorsqu’en le réchauffant,
on penche l’objet, des bulles d’air se forment à l’intérieur
du tube. John serre la base encore une fois, puis le haut de nouveau.
John serre de plus en plus fort. Il se souvient de cette expérience
avec Kate, celle de l’œuf et du poids. Il avait fallu
quatre-vingt-seize livres pour le faire éclater. John serre, l’objet
se brise, le liquide se répand. Quelques instants, ses mains restent
immobiles, comme s’il jouait encore à réchauffer l’objet, puis
dépité, il s’attelle au ramassage des morceaux tombés sur ses
genoux. Il jette le tout dans la poubelle de Kate, reprend son
classeur et le crayon, referme la porte derrière lui et se dirige
vers le salon.
« John, viens ici, ton
père et moi avons quelque chose à te dire. »
Ils sont assis à la grande
table ronde, celle qui sert aux repas lorsqu’on reçoit des
invités. Dans la clarté du jour, la danse des flammes anime les
ombres, les bouscule très doucement sur leur visage. John s’assoit.
« Voilà, ton père et
moi, nous allons nous séparer. Lui, il va rester ici pour l’instant
et moi je prendrai un appartement à côté de mon travail. »
L’homme ne dit rien.
« Nous nous demandions ce
que tu voulais. »
On dirait que c’est une
question. Ils sont là tous les deux, silencieux. Ils attendent une
réponse, une réponse à la question de ce que John voudrait. Il
cherche.
« J’ai cassé cet objet
en verre que m’a offert grand-père. J’en voudrais bien un autre
pour le remplacer. »
D’abord, ils ne disent rien
et puis c’est l’homme qui reprend :
« Bon, ce n’est pas
grave. On reparlera de tout ça plus tard. »
On dirait que la réponse ne convient pas, on dirait qu’ils
attendaient autre chose. John cherche encore. Il pense aux yeux ronds
de Madame Baker, à ses sourcils froncés, lorsque l’un de la
classe lui répond à côté. Si Kate avait été là, elle aurait su
ce qu’il fallait répondre.
CHAPITRE 31
(Chère) Zoé,
Ma mère croit à la psychanalyse et mon père à l’homéopathie.
Je dirais concernant l’homéopathie, que l’effet placebo est dans
certains cas très efficace et qu’il serait dommage, peut-être, de
refuser d’y recourir. Quant à la psychanalyse, je constate que
celle dont nous sommes témoins, quelquefois au détour d’une
phrase, se trouve être en général de la psychanalyse de comptoir.
Je me souviens de cet ostéopathe maintenant retraité. Des photos
d’un de ses voyages en Afrique tapissaient les murs de sa salle
d’attente. Il évoluait dans son cabinet, très à l’aise dans
cette démarche nonchalante que l’on prête aux Africains et
portait parfois le boubou. Pendant les manipulations, il aimait à
remplir le silence de considérations politiques. Je partageais
globalement ses opinions. Pour autant, dans la position où je me
trouvais, allongée sur la table et souffrant du dos, je me sentais
plus assaillie de mots que partenaire d’une discussion. C’est au
moment du départ, la main déjà sur la poignée, qu’il plaçait
comme un conseil, sa dernière phrase. « Vous savez que l’on
ne se coince pas le dos par hasard ? Cette expression : en
avoir plein de dos, en dit long sur la question. Vous devriez vous
demander ce qui dans votre vie provoque cela. Vous devriez envisager
peut-être une thérapie. » Avec ce petit sourire entendu de
l’homme à qui rien n’échappe, il ouvrait la porte et la
refermait derrière moi. Je me suis retrouvée dehors, un peu
perplexe la première fois, puis résignée les suivantes. Ce dont
j’étais sûre en tout cas, moi qui justement suivais une thérapie,
c’est que le propos avait surtout le grand avantage de ne pas lui
coûter cher.
Un généraliste qui probablement ne croyait pas à l’ostéopathie,
à cette époque lointaine je n’en avais moi-même pas encore
entendu parler, un généraliste, pour ces douleurs au dos qui me
torturaient depuis des semaines, a voulu me prescrire des
antidépresseurs. Heureusement peu après, un ostéopathe justement,
n’a pas mis plus de cinq minutes à soulager mon dos. Un
gynécologue en était certain, ces récentes brûlures que
j’éprouvais au moment des rapports sexuels, avaient une origine
essentiellement psychologique. Heureusement de nouveau, un
généraliste, un autre que précédemment, a détecté un
déséquilibre hormonal. Les brûlures ont cessé avec le traitement.
Ces dénouements bien sûr ne prouvent rien. Ils ne closent pas les
débats sur les rapports entre le corps et le psychisme. Pour autant,
ces raisonnements faciles et psychologisants que j’ai parfois
croisés, je les suspecte surtout d’avoir servi leurs auteurs plus
que moi. J’ai bien senti leur plaisir d’assener. J’ai bien vu
qu’ils se sont crus vraiment très intelligents. J’ai bien
compris qu’en cas d’incompétence, la psychanalyse de comptoir a
des atouts certains.
Les patients aussi, quelquefois, adoptent ces étranges dialectiques.
La mode est répandue dans certains milieux, en particulier lorsqu’il
s’agit de cancer. Ce serait les insatisfactions, les non-dits, le
refoulé qui resurgiraient sous la forme d’une tumeur. Sur son lit
d’hôpital, on se questionne, on fait le bilan de ce qu’il
faudrait changer. Je crois plutôt que la culpabilité est bien plus
supportable au fond que l’impuissance ou que le constat de
l’absurdité. Le fautif est acteur puisqu’il est fautif. Il
réfléchira, il changera… une manière comme une autre d’avoir
prise. Je crois aussi que sur un lit d’hôpital ou dans un
fauteuil, quand les heures pour penser s’accumulent, assez
naturellement, on les utilise. On cherche les erreurs et on les
trouve. On décrète quelques ajustements, ou des révolutions. À
mon envie d’écrire, inlassablement, je répondais qu’il ne
servait à rien de recommencer. Cela ne servait à rien, puisque je
n’avais jamais su finir. Tant de romans inachevés, tant de mots
inutiles abandonnés dans les poubelles. Elle restait là pourtant,
l’envie d’écrire. Je répondais toujours « à quoi bon ?»
Cette fois dans le fauteuil, j’ai dit que ça suffisait. À quoi
bon laisser toujours cette question revenir ? Il fallait dire
non. « Non, j’ai mieux à faire » et changer d’envie.
Il fallait dire non ou peut-être oui. Dans ce cas, alors, il
faudrait travailler, de nouveau risquer l’échec. Écrire quoi…
Je ne sais s’il s’agit d’un ajustement ou d’une révolution.
Quoi qu’il en soit c’est un effet collatéral, une conséquence,
aussi un détournement, une résolution pour finir plus qu’une
solution. L’écriture posséderait-elle au passage quelques vertus
auto hypnotiques ? Oui ! Je ne m’y attendais pas mais
oui. Un autre monde que celui de la douleur. Pour le corps cependant,
pour le corps lui-même, j’attends plus de la mécanique ou de la
chimie, et la psychanalyse à « manman » ne m’inspire
pas.
192 pages en ligne sur 297... si vous êtes pressés pour la suite, demandez la moi...